Lettre à la nièce de Paul Saintenac

Lundi 4 novembre 2019

Chère Madame,

C’est avec une infinie tendresse que j’ai lu votre longue lettre que vous m’avez adressée après le décès de votre oncle Monsieur Paul Saintenac.

Pendant de nombreuses années, Monsieur Paul a partagé le quotidien de notre famille et par les souvenirs qu’il nous livrait, vous avez été vous et vos proches parmi nous, en pensées.

Nous sommes arrivés à Itteville en décembre 1990. Nous avions François et moi deux jeunes enfants, Pierre et Fanny, Irène naîtra trois ans plus tard. Nous avons acheté la pharmacie, arrêtant notre choix pour Itteville, d’une part car était attaché à l’officine une maison propice à la vie de la famille et d’autre part car cette petite pharmacie correspondait à notre budget.

Nous avons très vite été bien accueillis et avons facilement tissés des liens avec les Ittevillois.

Lorsque j’accompagnais les enfants à l’école, ma fille Irène rêvait d’habiter dans la maison de votre oncle, elle aimait les cerisiers qui portaient en saison des fruits qui semblaient délicieux, le gros caillou au centre du jardin qui devait être une aire de jeux formidable et surtout, la proximité de l’école lui aurait permis de gagner de précieuses minutes de sommeil !

Votre oncle Paul et votre tante Alice fréquentaient la pharmacie au gré du renouvellement de leurs traitements. Mais c’est véritablement après le décès de votre tante que nous avons noué des liens affectueux. Je me souviens précisément comment les choses se sont passées, Dieu sait pourtant que je ne possède pas la mémoire extraordinaire de Monsieur Paul.

Peu de temps après le décès d’Alice, nous étions installés tous les deux au poste assis dans la pharmacie et je préparais l’ordonnance de Paul. Je lui demandai alors comment il allait, Il eut un instant de grande tristesse et de nostalgie, évoquant le temps qui passe et a sorti de son portefeuille une petite photo de lui prise en 1934 à Asnières. Nous nous sommes un instant tus, et pour ne pas laisser la nostalgie nous gagner tous les deux je l’ai invité à déjeuner un prochain dimanche. Ce fut le début de nos merveilleux repas, et croyez-moi, le bonheur de ces rencontres a toujours été partagé.   

L’histoire de sa vie était totalement romanesque, la précision des détails ou se croisaient petite histoire et grande Histoire de France donnait à ce récit une couleur propre aux grandes épopées.

J’étais, nous étions sous le charme. Très vite j’ai pensé qu’il faudrait collecter cette histoire. J’ai longtemps pensé que ce travail reviendrait à notre fille Fanny et à notre nièce Hélène qui faisait des études à Paris et que nous hébergions quelques fois. Fanny et Hélène étaient toutes deux très littéraires, alors que Pierre et Irène sont plutôt scientifiques.

Finalement les filles n’ont pas embrassé ce projet, Monsieur Paul et moi avons nourri l’ambition de collecter ses souvenirs. Monsieur Paul est venu déjeuner chaque semaine, le mardi puis le jeudi au gré des jours de repas au foyer des anciens où il se rendait régulièrement. Souvent lorsque j’étais de garde le dimanche il partageait notre repas, de même lorsqu’il y avait une belle occasion, Pâques, un anniversaire, la visite de mes parents… Nous avons fêté Noël ensemble quelques fois lorsque nous ne partions pas en province dans nos familles.  La naissance de notre petite fille Margaux, la fille de Pierre, avait beaucoup réjoui Monsieur Paul et il s’émerveillait des progrès de cette toute petite fille qui aura en janvier trois ans.

Les souvenirs de votre oncle ne m’appartiennent pas et il faut les partager avec toute votre famille dont il parlait souvent et les enrichir de vos souvenirs et anecdotes. Je réfléchis à la meilleure façon de le faire, sans doute sous la forme d’un blog ou d’un site mêlant les souvenirs qu’il a laissés, les photos à scanner (Sylvie a je crois de précieux albums avec les photos de famille et les cartes postales collectées par Alice et que nous pourrions joindre), quelques enregistrements audio que nous avons faits et vos propres souvenirs.

Lorsque ce travail sera commencé, je vous l’adresserai, libre à chacun d’entre vous de l’enrichir.

Il existe à ce sujet un joli travail fait par une journaliste Clara Beaudoux racontant la vie d’une institutrice, l’auteure a posté sur twitter des petits articles et un joli livre a ensuite été publié : Madeleine Project aux Editions du sous-sol.  Par analogie à notre travail, mon fils Pierre m’a offert ce livre à un Noël et nous en avions parlé Monsieur Paul et moi.

Adressez-moi les courriels de vos proches, nous pourrons échanger.

Au plaisir Madame de vous lire, je vous adresse mes affectueuses pensées,

Françoise

PS nous sommes allés le 1er novembre sur la tombe d’Alice et Paul, elle est bien fleurie.

Hommage prononcé aux obsèques

Monsieur Paul Saintenac

Lundi 7 octobre 2019

Pendant presque dix ans, nous avons Monsieur Paul et moi déjeuné chaque semaine à la maison. Au cours de ces repas, Monsieur Paul racontait et moi j’écoutais.

Je suis né à Paris dans le XIe arrondissement en 1916. Ma mère m’a dit « Mon p’tit gars, dans la douleur je ne sais pas exactement quand tu es né, c’était dans la nuit, je ne sais pas si c’était le 30 septembre ou le 1er octobre. En tout cas, le 1er tu étais là. » Plus tard, quand elle regardait l’horoscope du jour de ma naissance, ça l’embêtait, car selon les astres, entre le 30 septembre et le 1er octobre cela changeait du tout au tout.

Je suis né pendant la Grande Guerre, dans la famille d’Elisabeth et Etienne Saintenac, quatrième et dernier enfant après Madeleine, Louise et Georgette. Peu après ma naissance la Grosse Bertha pilonnait Paris et nous descendions aux abris dans les caves. C’est là que j’ai attrapé du mal. Le médecin qui m’a examiné, un vieux monsieur (tous les jeunes hommes étant au front) a dit à ma mère : « Il n’a pas beaucoup de chance de sortir de là ce p’tit gars ! » C’est ma mère qui m’a soigné et qui m’a sauvé en faisant des enveloppements à la farine de moutarde comme à la campagne. 

Mes parents tenaient un petit commerce, un hôtel restaurant au 127, rue des Boulets (actuellement rue Léon Frot). A la naissance de son quatrième enfant mon père a été démobilisé.

Mes parents ont gardé leur commerce jusqu’en 1920, ma mère était fatiguée par ces années de guerre où elle avait travaillé seule avec sa fille Madeleine. Mes parents sont partis quelque temps en Auvergne dans le pays de mon père puis se sont installés à Bécon-les-Bruyères à cinq kilomètres à l’ouest de Paris. C’était véritablement la campagne. Il n’y avait ni l’électricité ni le gaz, l’eau et les WC étaient sur le palier.

J’ai passé mon certificat d’études en 1928 à Bois-Colombes suivi du Concours Général du canton où j’ai terminé deuxième. Mon père souhaitait que je sois ingénieur des Arts et métiers. Hélas mon père est mort et j’ai voulu gagner ma vie pour aider ma mère qui avait sa propre mère à charge.

J’ai commencé mon apprentissage de boucher à Montmartre chez Lucien Tournefier mon beau-frère. J’y suis resté jusqu’à mon départ au régiment.

J’ai rencontré Alice le 21 juin 1936 au bal des boulangers de Paris, avec Alice nous avons dansé toute la nuit. Nous nous sommes revus plusieurs fois avant mon départ à l’armée, nous sommes allés ensemble à l’Exposition Universelle au Palais de Chaillot en 1937.

Le 2 septembre 1937 j’ai été incorporé au 146e Régiment d’Infanterie de Forteresse à Teting près de Metz. Après mes classes, mes supérieurs voulaient que je sois gradé, il fallait pour cela que j’achète le Manuel du Parfait Gradé qui coutait autour de 20 francs. A l’époque je gagnais 10 sous par jour c’est-à-dire 50 centimes et j’envoyais mon solde à ma mère.

 Je n’ai donc jamais été gradé.

 Je devais être démobilisé en 1939.

Après l’alerte de 1938 nous avions comme mission de ravitailler les blocs de la Ligne Maginot en munitions. En juin 40 la grande offensive allemande a conduit à l’évacuation de la Lorraine. La compagnie du 146e RIF a reculé jusqu’au pied des Vosges où nous avons été faits prisonnier le 22 juin 1940 à coté de Bruyère.

Nous avons à pied traversé le col du Bonhomme et avons été incarcérés dans une caserne à Colmar sans rien à manger pendant une semaine avant d’être embarqués dans des wagons à bestiaux pour la Prusse Orientale. Le voyage a duré 3 jours, nous ne pouvions pas tous nous asseoir et nous reposer en même temps. Pour uriner on passait une gamelle qu’on essayait de vider sur la voie à travers un interstice de la porte.

Notre destination se trouvait dans le couloir de Dantzig à Königsberg au stalag camp n°1A. Des Polonais étaient déjà dans ce camp depuis un an. J’ai été affecté à la straff kompanie à des travaux de terrassements à travers les tourbières.

Le premier hiver a été particulièrement rude. Lorsque les habitants de la région avaient un mort, ils l’enveloppaient dans un grand linceul blanc et déposaient le corps en haut du faîte du toit en attendant au printemps que le sol se dégèle pour pouvoir l’enterrer. Pendant ces travaux de terrassement nous avons traversé un village, et là une vieille paysanne passait près de nous, laissant tomber discrètement à nos pieds des petits paquets, et dans chacun, un trésor, un morceau de pain ou une pomme de terre.

J’ai été ensuite affecté dans une boucherie à Königsberg et en rechargeant une chambre froide j’ai attrapé du mal. J’ai été transféré à l’hôpital du camp où un médecin français prisonnier comme moi m’a opéré d’un phlegmon péri-néphrétique. Plus tard lorsqu’il me rencontrait, il m’appelait son petit miraculé, je n’avais plus que la peau sur les os.  Je n’ai plus quitté l’hôpital jusqu’à ma libération. 

 J’ai été réformé par l’armée allemande et je suis rentré par le dernier train sanitaire à Paris fin 1944.

Sur le quai de la gare, ma mère et ma sœur Louise m’attendaient. J’ai terminé ma convalescence à l’hôpital Bégin pendant six mois. Alice qui m’avait attendu toutes ces années venait me voir. J’ai repris mon travail, et nous nous sommes mariés le 22 janvier 1946 à la mairie du XVIIe arrondissement avec une bénédiction à l’église Saint-Roch près de la porte des Ternes.

Malheureusement, nous n’avons jamais eu d’enfant.

J’ai fait toute ma carrière chez Monsieur René Corvaisier boulevard Ney puis rue de la Glacière. Nous avons travaillé pour la maison Buitoni, nous fournissions la viande pour les raviolis et les couscous. Monsieur Buitoni possédait un bel appartement au bord du jardin du Luxembourg, l’usine se trouvait à Saint-Maur.   

En 1959 j’ai fait un infarctus et suis resté six mois en convalescence.

En 1976 je me suis arrêté de travailler.

Nous venions déjà à Itteville depuis les années 1960 chez ma sœur Louise qui avait acheté une petite maison route de Saint-Vrain. Le village nous plaisait, nous avons acheté un terrain et fait construire notre maison rue Jean Jaurès.

J’ai commencé ma vie associative avec le Foyer d’Itteville présidé par Madame Claude Marchand. J’ai pris ensuite la présidence de l’Amicale Fertoise en 1992.

Au cours de toutes ces années nous avons fait la connaissance de Colette et Guy Bonnomet. Alice aimant Guy comme un fils. Nous nous entendions tellement bien et nous faisions confiance, ainsi, lorsque je n’ai plus pu lire, j’ai demandé à Colette de devenir ma tutrice.

En 2006 Alice a fait une mauvaise chute et a été hospitalisée, elle est décédée le 16 avril 2008. 

Depuis le mois de septembre la santé de Monsieur Paul s’est dégradée. Il a été hospitalisé pour faire des examens. Il souhaitait fêter son anniversaire à Itteville. Il est rentré chez lui le 1er octobre le jour de ses cent trois ans. Colette et Guy ont passé la journée auprès de lui, faisant le lien avec sa famille inquiète. Le soir à la fermeture de la pharmacie nous sommes allés François et moi lui rendre visite. Nous avons bu une coupe de Cédron. Il nous a dit avoir encore à l’esprit plein de souvenirs et a évoqué la gare Saint-Lazare et ses trains à vapeur avec des wagons à impériale sur la ligne de Versailles.

Nous nous sommes quittés, il nous a accompagnés jusqu’à la porte pour éclairer le jardin, nous nous sommes faits de grands signes de la main.

Dans la nuit, Monsieur Paul est monté pour la dernière fois dans le train pour Bécon-les-Bruyères.

Entre le mystère de cette première nuit du 1er octobre 1916 et le mystère de cette dernière nuit du 1er octobre 2019, une belle et longue vie romanesque.

L’histoire reste à écrire.   

1. Une introduction.

C’est une grande photo couleur sépia protégée par une enveloppe en carton au nom d’un photographe de la place du Tertre.

Ils regardent tous l’objectif. Au centre Louise Saintenac et Jules Lucien Tournefier. Ce sont les héros de cette journée, ils viennent de se marier. Nous sommes en 1926. Ils regardent, confiants en l’avenir. Les jeunes femmes s’habillent sous le genou, Louise porte une robe blanche, un grand voile de tulle et une brassée de roses fraiches. A son bras, Lucien nœud papillon pochette en soie et gants blancs, la tête légèrement penchée vers Louise.

A la gauche de Louise, se trouvent son père, Etienne Saintenac, moustaches plongeantes, gilet et veste sombres montre gousset et chainette en or, et sa mère Elisabeth. Elisabeth arbore un joli sautoir de perles nacrées et des boucles d’oreilles assorties.

Lucien, est accompagné de sa mère Lucie Tournefier, veuve, de son oncle Jules Deschamp, gardien de prison à Paris et retraité à Sancergues dans le Cher près de la Charité-sur-Loire.

Au deuxième rang se trouvent Paulette et René Tournefier son fiancé, puis Georgette Saintenac la jeune sœur de Louise et son petit frère Paul. A côté de Paul la jeune Emilienne Granger, nièce de Louise, Georgette et Paul, fixent fièrement l’objectif. Belanda Deschamp, l’épouse de Jules termine le deuxième rang des convives.

Au dernier rang se trouvent Emile Granger, le beau-frère de Louise, accompagné de tante Louise arborant un magnifique chapeau à plume, de Pierre Hervé, garçon d’honneur et ami de Lucien et de Madeleine Saintenac épouse Granger.

Mariage de Louise Tournefier, 1926

Beaucoup plus tard, en contre point, une autre photo de Paul et Alice son épouse.

Ils sont en Savoie en 1954, sur la Mer de Glace. Paul plante une grande canne de marche dans le sol, Alice un joli foulard blanc dans ses cheveux et un sourire éblouissant est accrochée au bras de Paul, avec une très jolie pose, la jambe légèrement fléchie. C’est René Corvaisier, patron de Paul qui a prêté au jeune couple une voiture pour les vacances.

Alice et Paul en Savoie, 1954

Alors on commencerait par quoi pour garder la mémoire de toute votre vie ?

En principe il vaut mieux commencer par le début.

2. Naissance. Paris XIe. Haute-Loire.

Je suis né en 1916, pendant la Grande Guerre. Ce devait être le commencement des bombardements de Paris par la Grosse Bertha. Ma mère, Elisabeth Saintenac, née Godard, m’a dit « Je ne sais pas exactement quand tu es né. C’était dans la nuit. Je ne sais pas si s’était le 30 septembre ou le 1er octobre. En tout cas le premier tu étais là. » Plus tard quand elle regardait les horoscopes du jour de ma naissance, selon les astres entre le 30 septembre et le 1er octobre c’était bien différent et du coup ça l’embêtait.

Acte de naissance de Paul Saintenac (source : archives de Paris)

Peu de temps après ma naissance, à cause des bombardements, on se réfugiait dans la cave de l’immeuble où nous habitions, au 127, rue des Boulets (actuellement rue Léon Frot, député socialiste, rebaptisée du boulevard Voltaire à la Roquette), dans un immeuble qui aujourd’hui n’existe plus, démoli pour agrandir l’école dont l’entrée principale s’ouvrait sur la rue de la Roquette. Ces allers et retours à la cave m’ont rendu malade. Le docteur qui était un vieux bonhomme avait dit à ma mère « ce petit gars n’a pas beaucoup de chance de s’en sortir, il aura fait un court passage… » Alors c’est ma mère qui m’a soigné, à sa manière comme à la campagne. Elle m’a fait des enveloppements à la farine de moutarde, tout un tas de trucs comme ça et elle m’a sauvé.

Emplacement de l’ancien immeuble du 127, rue des Boulets (actuellement 87, rue Léon Frot)

Je suis né à Paris, dans le XIe arrondissement, pas loin de la Petite Roquette. Vous n’avez pas entendu parler de ça, la Petite Roquette ? C’était une prison de femmes rue de la Roquette, pas loin du Père-Lachaise où j’allais me promener le dimanche avec mes sœurs Louise et Georgette. Je suis né à la maison. S’il y avait une sage-femme ? Sans doute, en tout cas je l’espère. J’y étais là mais je ne me souviens pas. Je suis le quatrième de la fratrie. J’ai vingt ans de différence avec ma sœur aînée Eugénie Marie Madeleine – que l’on appelait Madeleine.

Sur la prison de la Petite Roquette :

http://www.justice.gouv.fr/justice-des-mineurs-10042/histoire-de-la-justice-des-mineurs-12891/la-petite-roquette-30881.html

D’ailleurs ma sœur aînée n’était pas tellement contente, parce qu’étant petit elle me prenait dans ses bras et me promenait un peu. Or à cette époque certains hommes n’étaient pas partis soldats. Vis-à-vis des soldats c’était des embusqués, des privilégiés. Alors à ma frangine on lui demandait « avec qui tu l’as eu celui-là, avec un embusqué ? » Elle ne m’aimait pas tellement à cause de ça. Mais elle n’a pas eu à me subir longtemps, car en 1919 elle s’est mariée avec un boulanger – Emile Granger, un Dauphinois. La guerre avait bousculé la destinée d’Emile. Boucher, blessé au combat, au retour il s’est installé chez son frère à Paris qui était boulanger et lui a appris son métier. Avec Madeleine, Emile a établi sa boulangerie boulevard Richard-Lenoir puis rue Montmartre. Madeleine et Emile ont eu une fille – Emilienne, de quatre ans ma cadette. Pour permettre à ses parents de travailler, Emilienne a été placée en nourrice dans le Dauphiné où elle a contracté la gourme, qui attaqua son visage et son œil et lui laissa une infirmité – un strabisme.

Lorsqu’Emilienne a eu quatre ans, elle est venue vivre avec mes parents et moi, chez ses grands-parents à Bécon-les-Bruyères. C’est là qu’elle a fait son entrée à l’école et je l’accompagnais. Nous étions comme frère et sœur. Je ne voulais pas qu’on dise que c’était ma nièce, on avait quatre ans de différence. J’avais sept ou huit ans, je l’emmenais à l’école à l’autre bout de Bois-Colombes, ça devait facilement faire quinze minutes à pied. Et encore, un de mes camarades d’école était moins âgé que son neveu ! Du fait de nos vingt ans de différence je n’ai que peu connu ma sœur aînée. Dans de nombreuses familles les aînés ne connaissaient pas les plus jeunes, car les enfants partaient très tôt du foyer. Dans la région de mon père on louait en quelque sorte les mômes dès six ans pour aller garder les brebis… Emilienne a monté plus tard une boulangerie rue Mouffetard, au coin de la rue de l’Arbalète, qui marchait de façon incroyable. Après, elle s’est mise à parier sur des courses, est-ce venu de là ? ça a périclité. Elle m’a emprunté de l’argent pour s’acheter un logement à Chilly-Mazarin, à une époque où elle ne payait plus les loyers, étant en bisbille avec le propriétaire qui voulait refaire le toit. Puis on a appris dans le journal la fermeture de la boutique, au décours d’une saisie. J’ai quand même récupéré mon prêt.

Rue Mouffetard, au coin de la rue de l’Arbalète…

Ma naissance a fait revenir mon père de la guerre. A partir de quatre enfant les hommes n’étaient plus mobilisables. Mon père avait quand même quarante-six ans. Je crois qu’il était garde-voie je ne sais où, dans une gare de triage. Il n’en parlait que rarement. Ma sœur aînée surtout refusait qu’on parle de la guerre.

J’ai dix ans d’écart avec Louise et sept ans avec Georgette, mes deux autres sœurs. Moi je suis le petit dernier.

Mes parents avaient un commerce, un petit hôtel-restaurant avec « Saintenac » écrit sur la vitrine, face à la poste. A l’époque c’était beaucoup de petits artisans comme ça, ébénistes, menuisiers, fonderies. Ma mère, bonne cuisinière, tenait le restaurant quand  mon père rentra. Elle était extrêmement fatiguée d’avoir tenu avec la seule aide de sa fille le commerce de 1914 à 1917. Il faut voir que les femmes seules n’avaient pas le beau rôle. Les m’as-tu-vu qui veulent faire la loi… Mais quand on l’embêtait trop elle avait le couteau à pain prêt, et menaçant l’indélicat elle lançait « tiens-toi tranquille, sans quoi… » Obligée. Dans tous les bistrots il y a toujours des amateurs de vin, des excités. Ma mère a subi des pressions de messieurs qui la voyant seule voulaient abuser d’elle.

Il m’est arrivé de retourner sur les lieux du restaurant, la maison a maintenant disparu.

Les petits métiers du Paris d’avant.  

Une crémière ambulant avec une charrette à bras. Elle portait de grandes manchettes blanches et un tablier immaculé, elle parcourait le XVIIIe arrondissement.

Les chanteurs ambulants allaient dans les cours pousser la romance et récoltaient quelques pièces le dimanche.

Le rempailleur de chaise.

Le raccommodeur de faïence et porcelaine. Une chanson l’évoque :  

Petit père tu as dit ce matin à maman chérie qui pleurait sans cesse
« Tu as brisé ma vie et pris ma tendresse »
Monsieur venez vite raccommoder leur cœur.
« Je ne suis qu’un raccommodeur de faïence et de porcelaine,
Mais pour raccommoder leur cœur toi seul as ce pouvoir suprême. »  

Le postier faisait au moins deux tournées le matin et une l’après-midi.

Les marchandes de quatre saisons.

Les fiacres puis les taxis, Renault puis G7, avec un grand parc de De Dion-Bouton.

Les chiffonniers qui passaient le matin en provenance des puces de Saint-Ouen. Ils vidaient les poubelles sur une bâche et triaient tout ce qui était revendable. Chacun avait un quartier attribué. Malheur à qui venait sur ses terres ! J’ai vu un revendeur aux puces qui dans une boîte en carton proposait des dentiers, les gens les essayaient pour en trouver à leur mesure.

Les marchands de musique à la sortie de chaque train. Exemple : Le curé de bonbon sur l’air du Trompette en bois :

Ils ont fauté monsieur le curé
Faut voir comme le pauvre homme
A son postérieur abimé.  

Le vendeur de fromage de chèvre accompagné d’un petit troupeau de dix chèvres. Blouse bleue et béret basque, une caisse en bois remplie de fromages.

Le glacier qui emportait les pains de glace pour les chambres froides à glace et approvisionnait les bistrots et boucheries.

La voiture à bras pour livrer le pain de la rue Marcadet jusqu’aux puces.

Le vitrier passait dans les rues avec ses vitres en gibecières dans le dos et criait « vitrier ! »

Le vendeur de mouron des oiseaux.

Mes parents se sont mariés en 1894, ils se sont probablement rencontrés au restaurant au coin de la rue du Mont-Cenis et de la rue Marcadet dans le XVIIIe arrondissement où ma mère était cuisinière. Arrivant de Lorraine à l’âge de de douze ans, ma mère avait toujours travaillé dans ce restaurant tenu par une tante et sa fille. Elle était née de père inconnu, sa mère était lorraine, devenue sourde après avoir contracté la typhoïde à l’âge de seize ans. Elle habitait à Basson-Pierre en pays minier à cinquante kilomètres de Metz, dans une zone annexée par l’Allemagne depuis 1870. Y étant née en 1872, elle vivait dans l’interdiction de parler français. Elle comprenait l’allemand mais difficilement et n’avait aucune intention de l’apprendre réellement. La première fois que je suis allé dans cette région, c’est pendant mon service militaire à Teting près de Saint-Avold, au cent-quarante-sixième régiment d’infanterie de forteresse (RIF).

A quatorze ans, mon père, originaire de Haute-Loire, est monté à Paris à pied pour rejoindre son frère ainé Joseph qui y travaillait comme charpentier. En cours de route, pour gagner le gîte et le couvert il a effectué des petits boulots, mais je ne sais pas combien de temps a duré ce périple. Mon père a arrêté de travailler comme charpentier après une chute qui aurait pu être fatale, il a opté pour la menuiserie-ébénisterie, et deviendra un ébéniste renommé, spécialisé en marqueterie. Plus tard, je le revois encore poncer une coquille de nacre pour réparer une pièce de marqueterie. Pour la fabrication d’un escabeau clouté sans fendre le bois – ce qui relève d’une prouesse, mon père a été primé. Je possède toujours cette pièce mais malheureusement, les outils et autres meubles fabriqués par lui ont été dispersés pendant la Seconde guerre mondiale lorsqu’il a fallu évacuer Bécon-les-Bruyères qui menaçait d’être bombardée – l’appartement de mes parents ayant eu le bon goût de se trouver à proximité des usines Berliet, SKF, Hispano-Suiza, soit autant de cibles potentielles. Il avait aussi sculpté plus jeune une mesure pour la confection de dentelle. Il était maître dans son métier, si bien qu’il avait droit de porter l’anneau d’or à son oreille.

Dans les premiers temps ils habitèrent une petite chambre au sixième étage sans sanitaire, rue du Faubourg-Poissonnière, derrière Barbès en descendant sur Magenta. Ma sœur Madeleine y est née en 1896. Mon père, parti à cette époque en Angleterre pour travailler dans la réfection de châteaux ce qui était bien payé, gagnait le pécule qui lui permettrait d’acheter avec ma mère leur petit commerce. Ma grand-mère était encore en Lorraine, pour autant et par un moyen que j’ignore, elle a pu s’occuper un peu de ma grande sœur que ma mère avait envoyée là-bas. En Lorraine elle avait été très amie avec une famille – les Colin – que ma sœur a donc aussi connue. Lorsque Madeleine est née, mon père était en Angleterre, et la famille qui entourait ma mère et qui a déclaré la naissance de l’enfant, l’a nommée Eugénie, Marie, Madeleine. Mon père en a été contrarié, arguant du fait que la petite aurait trois prénoms à inscrire sur tout document officiel, et qu’il eut été plus sage de ne lui en donner qu’un ! La vie lui a donné raison, car nous avons toujours appelé ma sœur par son troisième prénom, Madeleine. Dans une boutade, mon père aimait à dire que s’il en avait eu la possibilité, il aurait appelé ses enfants Numéro 1, Numéro 2, Numéro 3…

Louise et Georgette, qui elles ne portent qu’un seul prénom, sont nées comme moi dans le restaurant de la rue des Boulets, en 1906 et 1909.

On m’a baptisé en 1918 en Haute-Loire à Félines, petit village tranquille à côté de la Chaise-Dieu, 1100 mètres d’altitude. Mon parrain était mon oncle Paul, professeur au collège Notre-Dame-de-France au Puy-en-Velay. Mon oncle Paul est le jeune frère de mon père, le quatrième dans la fratrie – Joseph, Etienne mon père, Laurent, Paul, François et Jeanne. Ma marraine était ma sœur Louise. Peu avant je fus sauvé de la noyade en essayant d’attraper des poissons dans un baquet. J’étais un vrai trompe la mort ! C’est la tante Louise, une lyonnaise qui tenait un petit bistrot à Paris rue Charlot près de la Bastille, la femme de François qui m’a sauvé en me tirant par les pieds. J’aimais beaucoup ma tante Louise, tant parce qu’elle m’avait sauvé que parce qu’elle m’offrait une friandise chaque fois que j’allais la voir, un mendiant – un petit carton plié dans lequel se trouvaient des raisins secs, des amandes quelques noisettes ou des dates.

J’ai un souvenir d’Auvergne : vers 1924 pendant les fenaisons, les vaches en plus de la production de lait étaient employées pour les petits travaux des champs avec le joug. Je me souviens que l’une d’elle alors qu’elle était attelée avait mis son sabot dans un nid de guêpes. Il y a eu une attaque de l’essaim qui nous a obligé à décamper.

C’est au cours d’un voyage en train vers Félines depuis la gare de Lyon que je suis tombé sur les plaques de chauffage du wagon qui passaient entre les banquettes. En tombant je me suis brûlé les fesses ; il faut dire qu’à l’époque j’étais habillé en robe (les habits de mes sœurs) pour la commodité du change. J’ai longtemps gardé les traces de cet incident.  On m’a raconté que mon père aimait me promener en me prenant sous son bras, et là avec cette tenue, il n’y avait pas de doute, l’héritier des Saintenac était bien un garçon. Mes sœurs ont dû jouer à la poupée avec moi et me faire marcher de bonne heure, résultat j’ai les jambes arquées.

Lorsque j’étais petit, les habitués du restaurant me faisaient chanter :

En rentrant dans ma chambre

J’ai renversé le pot de chambre

La merde et le pipi

Tout ça sur le tapis

La femme de chambre m’engueule

J’lui fous le pot sur la gueule

C’est une chanson populaire de Ménilmuche, les clients avaient plaisir à mettre Popol sur la table et « Allez Popol chante une chanson ! »

Dans le commerce de mes parents venaient des petits artisans et des ouvriers. Il y avait un service à onze heures pour les plâtriers et les maçons, et un deuxième service vers midi pour les ouvriers des fonderies. Ils apportaient leur quignon de pain à tremper et dépensaient un ou deux sous pour un bouillon. Il y avait quelques petites chambres et un petit nombre de clients étaient là en pension complète.

En travaillant, ma mère a fait une fausse couche, elle a ramassé le fœtus avec une pelle et l’a jeté dans le feu de la cuisinière, reprenant son travail comme si de rien n’était.

Une fois, tout petit garçon, j’ai disparu en suivant les enfants qui allaient à l’école rue de la Roquette. Les maitresses ne connaissaient pas ce petit garçon, finalement on m’a retrouvé – je n’ai jamais aimé la solitude.

Ma sœur Louise – ma marraine – s’était mis en tête de compléter l’éducation de mes parents. Lorsqu’on me disputait, elle en rajoutait en cherchant à me tambouriner, je tentais de lui échapper en me réfugiant sous mon lit. Lorsqu’elle eut sa fille, Louise l’a confiée à notre mère sans franchement se préoccuper du bien-être que pouvait apporter notre appartement – ce que je ne compris jamais, si bien que personne ne jugea bon d’y brancher l’électricité, qui arrivait pourtant jusque sur le palier. Si sa petite-fille pleurait la nuit ma mère allumait une lampe à pétrole, qui un jour coula accidentellement dans le berceau… Elle disait qu’elle avait bien tenu jusqu’à présent sans gaz ni électricité, elle s’était habituée à la presque misère, pourquoi changer ?

Ma sœur ainée Madeleine voulait être institutrice, elle avait une mémoire formidable, à la fin de sa vie elle connaissait encore tous les départements, préfecture et sous-préfectures. Elle aurait sans doute fait une excellente institutrice mais elle a dû travailler avec ses parents. Madeleine assurait le service, mon père était au comptoir et ma mère en cuisine. Je me rappelle Madeleine frottant la lame des couteaux à la toile émeri, pour les nettoyer et en retirer la rouille d’oxydation. Elle n’aimait pas cela, car elle tachait ses doigts de noir ! Un objet témoin de cette vie parisienne : un beau dessous-de-plat en fonte, fabriqué dans une petite fonderie artisanale dans la cour jouxtant le restaurant de mes parents. Le dessous de plat est signé F Van Cant, en forme de marguerite ciselée et je me souviens voir mon père avec une petite lime l’affiner, l’ébarber pour lui donner son aspect final. Il a suivi mes parents dans leur périple et j’en ai hérité à mon retour de la guerre avec quelques autres objets. Il y avait pour les fondeurs la volonté de réaliser l’ouvrage le plus abouti, reflet de leur art et leur sacerdoce. Ce dessous-de-plat nous a suivi jusqu’à Itteville, il en a vu des culs de casseroles !

En 1919 Madeleine s’est mariée et a été dotée par ses parents de la somme de dix mille francs. Je n’ai pas le souvenir qu’une photo ait pu immortaliser le mariage de Madeleine et Emile. Quant à Georgette, elle recevrait la même somme sur sa part d’héritage, tout comme moi à mon retour de prisonnier sous forme d’obligations de la ville de Paris, mais qui avaient perdu beaucoup de leur valeur. Initialement c’était une obligation à six pour cent et au final il a fallu batailler pour récupérer cet argent, que je me déclare comme Juif déporté et spolié pour avoir le même régime de traitement. Les dix mille francs ont été remboursés six mille et les intérêts calculés trois pour cent au lien des six.

Emile, blessé à la guerre 14-18, s’était remis le pied à l’étrier grâce à la boulangerie qu’il lança avec Madeleine, partie du foyer lorsque j’étais encore tout miston. C’est pour cette raison que je ne l’ai quasiment pas connue étant enfant. Emile a eu un cancer de la gorge dont il mourrait à la fin de l’Occupation. La clinique dans laquelle il était hospitalisé ne voulait pas que le décès fût constaté dans son lit d’hôpital – ça faisait mauvais genre. Je l’ai transporté en civière avec un ambulancier jusque dans son appartement au quatrième étage, drap blanc remonté pour couvrir son visage, en attendant que le médecin vienne faire le constat. Elle resta veuve le restant de sa vie. Ils n’avaient plus de boutique, Emile avait fini sa vie comme marchand de fonds, puis marchand de farine, plutôt aisé et bon vivant, il a travaillé avec les moulins Duguet. Leur fille s’est mariée avec un boulanger plus âgé qu’elle, elle a eu elle-même trois enfants, dont l’un est mort à la naissance étranglé par le cordon. Il n’a pas été sauvé probablement parce qu’elle avait tenu à accoucher à la maison, les deux autres enfants sont nés à la clinique.

Ma grand-mère maternelle a vécu en Lorraine avant de rejoindre ma mère à Paris. Elle était sourde – une typhoïde mal soignée paraît-il. Lorsqu’elle était mal lunée, elle se levait et dansait en se rappelant des airs de mazurka de sa jeunesse, et elle chantait sans aucune tonalité… Lorsqu’elle était en colère contre moi elle criait « Sale tête de Boche ! » Je soupçonne que le père de sa fille fût Allemand… Elle était fille unique, comme ma mère. Elle était sourde mais elle s’est bien tenue toute sa vie. Lorsqu’à l’adolescence un duvet est apparu sur mon visage, ma grand-mère me raconta que pour raser son vieux père tout ridé avec la lame il fallait bomber sa joue avec une cuillère glissée dans sa bouche.

Les jours de fête, pour nous gâter, ma mère préparait un onctueux velouté de pois cassé, agrémenté de petits croûtons. C’était très bon et ça sortait de l’ordinaire.

En 1920 mes parents ont vendu. On a été faire un petit tour en Auvergne, en Haute-Loire là où mon père était né. On est resté six mois là-bas dans la maison des grands-parents. On a vécu de petites rentes obtenues avec la vente du commerce. J’y ai vu un hiver avec plus de neige que je n’en avais jamais vu.

Félines (source : site de la mairie de Félines)

Je n’ai vu que peu de photos de moi avec mon père, je me souviens surtout d’une photo de famille prise par une de mes sœurs vers 1920 sous un arbre en Auvergne…

3. Bécon-les-Bruyères.

Après que mes parents ont vendu leur commerce, nous nous sommes installés à Bécon-les-Bruyères, cinq kilomètre à l’ouest de Paris, grâce à un beau-frère, marchand de farine, qui avait été au courant d’un logement disponible.  Vous pouvez chercher, il n’y a que la gare qui s’appelle Bécon-les-Bruyères. D’un côté c’est Asnières, de l’autre Courbevoie et puis Bois-Colombes. Quoi qu’une chose que je ne comprends pas, c’est que sur certaines photos ou cartes postales il y avait un château à Bécon. Nous vivions précisément à Bois-Colombes. C’était véritablement la campagne, des vaches produisaient du lait dans de petites fermes laiteries. Le lait était vendu sur place. Il y avait beaucoup de jardins, on habitait chemin de la Réunion à côté de la rue Faidherbe.

Château de Bécon (source : archives départementales des Hauts-de-Seine)

Notre maison jouxtait un grand entrepôt tenu par un Auvergnat qui livrait le charbon et le bois dans toutes les maisons. La nuit il avait une deuxième activité, il travaillait pour des journaux, le Parisien, l’Excelsior et un troisième dont j’ai oublié le nom, il manipulait des grosses bobines de papier pour imprimer les quotidiens du matin. Si le Parisien, qui s’appelait d’ailleurs le Petit Parisien valait cinq sous, l’Ami du peuple devait en valoir deux. L’Excelsior, c’était plus cher, papier glacé et beaucoup de photos. Beaucoup des journaux de l’époque paraissaient plusieurs fois par jour, pour l’Intransigeant par exemple, on entendait les porteurs criant dans les rues « Demandez l’Intran, troisième édition ! » ou « l’Intran, quatrième édition ! » Rien qu’à la Poste, il y avait trois distributions par jour, deux le matin, une l’après-midi, ça faisait du travail ; on a fait du progrès mais on a fait du chômage. Maintenant, le métro marche tout seul sur certaines lignes. Dans le temps, il y avait un gars qui vendait les billets, un poinçonneur, un machiniste, un gars qui ouvrait les portes, un contrôleur, un chef de quai… C’est chez cet Auvergnat que j’ai vu le premier poste de TSF, un poste à galène, il captait via son émetteur des nouvelles et de la musique. Un fil montait à la suspension, branchée à l’électricité.

Son fils, un grand gaillard sportif un peu plus âgé que moi, féru de marche à pied, travaillait avec lui au Parisien. Sa mère voulant qu’il soit costaud lui donnait comme repas du soir un bol de vin rouge avec du pain coupé dedans. Il a plusieurs fois participé à Paris-Strasbourg à la marche – sans finir la course, son nom : André Bonhomme. Nous nous sommes perdus de vue en 1939.

Le coût de la vie avait énormément augmenté après la guerre. Notre maison comprenait deux logements, nous vivions chichement à six dans l’un d’eux. Il n’y avait ni électricité ni gaz, l’eau et les toilettes sur le palier. Le logement était composé d’une cuisine, une salle à manger et d’une chambre dans laquelle se trouvaient deux grands lits, mes deux sœurs occupant l’un d’eux tandis que je partageais l’autre avec ma grand-mère maternelle. Les parents dormaient dans la salle à manger, il restait tout juste de quoi passer entre leur lit et la table pliante. Madeleine était déjà mariée et avait quitté la famille. Mes deux sœurs travaillaient à Paris, courant après le train tous les matins direction Saint-Lazare.

On s’éclairait à la lampe à pétrole et plus tard à la lampe pigeon – une petite lampe à pétrole facilement transportable. Mon père m’avait fabriqué une table pliante – c’est une de mes nièces Sylvie qui en a hérité – que je plaçais devant la fenêtre pour travailler à la lumière du jour. Mon père était derrière moi et de temps en temps frappait la table d’un coup de casquette « Qu’est-ce-que je t’ai dit ? C’est pas comme ça que ça s’écrit ! ».

Mon père était chasseur mais n’avait pas voulu reprendre de permis. Je me rappelle l’avoir vu faire ses cartouches, préparées selon le gibier. Il a fini par vendre son fusil par l’intermédiaire d’un beau-frère chasseur.

A cette époque on commençait à électrifier le quartier. Les terrassiers avaient creusé de longues tranchées et tiraient les câbles. « Tu vois mon petit gars, si tu travailles bien à l’école c’est toi qui siffleras pour donner la cadence, sinon tu seras à la manœuvre ! » Ça m’est toujours resté.

Un jour que je partais à l’école, mon père m’a rappelé et m’a montré mes chaussures, elles étaient tout boueuses. Il en a pris une, me l’a cirée puis m’a dit « pars à l’école comme ça, tu verras la réaction de tes camarades. » En matière d’éducation mon père marchait beaucoup à la compréhension, il ne me frappait pas, mais cherchait des exemples pour me faire réfléchir et agir. Mon père voulait que je sois instruit, il rêvait que je sois ingénieur aux Arts et Métiers. Hélas les aléas de la vie en ont décidé autrement.

Au rez-de-chaussée demeurait un ancien combattant – un mutilé de guerre à qui il manquait un bras. Joseph Descouvière, un Normand, il avait quatre enfants : Germaine, Georges, Marcel et Léon. Toute la famille vivait dans deux pièces, comme chez nous. Ce voisin était concierge chez SKF – entreprise suédoise de roulements à bille. Ayant pu obtenir un logement de fonction dans l’usine SKF, la famille est partie après cinq ou six ans. L’ainé des enfants était télégraphiste, puis facteur jusqu’à son service militaire. Après l’armée il est entré dans la police et on s’est perdu de vue. La famille Descouvière a été remplacée par la famille Etienne qui avait un enfant, Jacques. Le père travaillait chez Hispano-Suiza qui fabriquait des moteurs d’avions et la mère était couturière à domicile, elle possédait une machine à coudre. L’appartement était équipé de l’électricité, ce qui n’était pas notre cas à l’étage du dessus.

L’usine Hispano-Suiza à Bois-Colombes (source : archives départementales des Hauts-de-Seine)

Chez SKF il y avait une équipe de foot, quelques ingénieurs étaient doués. Moi aussi je jouais avec eux, dans l’équipe des minimes, ailier droit, je courais vite et je marchais bien à droite. J’étais aussi dans le club d’athlétisme d’Hispano-Suiza, course à pied, lancer de poids. Un professeur m’avait proposé de participer à un concours organisé par l’Intransigeant, un quotidien parisien. J’ai pris le métro pour la première fois tout seul, direction Porte de Versailles je crois. J’y ai gagné deux médailles, dont une bidon juste pour dire que j’étais passé par là et une pour mes performances en course à pied. J’ai attaché ces deux médailles à ma montre. Plus tard lorsque j’étais prisonnier, j’avais cloué cette montre au-dessus de mon lit, flanquée des deux médailles. Lorsque j’ai été hospitalisé en urgence et que des gars ont été chargés d’emballer mes affaires, ils ont oublié ma montre fixée au mur. C’était une montre à clef en argent que mon père avait achetée à Craponne – c’était gravé dessus avec le nom du bijoutier. C’était sa première montre – une montre oignon. Je suis resté sportif toute ma jeunesse, même seul tous les lundis matins j’empoignais mon vélo pour faire des tours de Longchamp ou filer à Versailles ou Rueil. Puis je rentrais à la maison pour couper du bois – n’ayant pas de gaz. J’ai aussi beaucoup fréquenté les piscines de Amiraux – dans le XVIIIe – et de la Jonquière – près de la Porte de Clichy.

Piscine des Amiraux

Ma sœur Louise a travaillé un moment comme ouvrière chez SKF. Plus tard elle a travaillé à Maison Martin, un marchand de tissu parisien. Georgette a suivi la même voie. Le dimanche, Louise et Georgette allaient vendre de la pâtisserie dans le commerce de Madeleine. C’est là que Louise a fait la connaissance de Lucien, boucher qui travaillait plus loin rue Marcadet dans le XVIIIe arrondissement, et qui deviendra son époux. Mon père fut menuisier chez SKF pour mettre du beurre dans les épinards jusqu’à sa mort.

J’ai fait l’école communale à Bois-Colombes. J’étais au groupe Paul Bert, près de la gare et de l’église. J’ai commencé à la maternelle où j’étais le caïd, chef de bande de quatre à sept ans.

Vers six ans j’ai fait ma première expérience de science naturelle. Le maître au nom à consonance alsacienne du style Sauber, frère d’instituteur et fils d’instituteur, nous a fait germer des petits pois et demandé d’observer la pousse. A la suite de cette expérience, j’ai planté des haricots grimpants le long des jardins et nous avons fait une récolte de haricots. A la même époque j’ai un souvenir d’Auvergne, sans doute de vacances d’été où nous étions avec mes sœurs, mes parents restant à Bécon faute de moyens suffisants.

A sept ans je suis entré à l’école de garçons en neuvième. J’ai toujours été turbulent, je n’aimais pas les injustices, lorsque je voyais un petit qu’on maltraitait, je bagarrais. Une fois mon père a été convoqué à l’école pour me raisonner.

J’ai fait mes grandes études jusqu’en première, au niveau du certificat d’études. J’ai sauté deux classes. Le certificat d’études était difficile, il fallait savoir tous les départements, les préfectures et sous-préfectures, les colonies françaises, dont les comptoirs en Inde. Ma sœur aînée était incollable sur les départements, elle pouvait sortir toutes les sous-préfectures… J’ai perdu tout ça. Un de mes maîtres s’appelait Monsieur Cochon, il était mon enseignant l’année où mon père est décédé, en 1928. Le maître ne comprenait pas que cela puisse me troubler, il disait que j’étais fainéant et lorsqu’il était en colère il m’appelait Grosse flemme. Cette année-là je n’ai pas eu le prix d’honneur ou d’excellence, mais simplement une mention assez bien. J’ai passé mon certificat d’étude en 1930 à Bois-Colombes suivi du concours général du canton où j’ai terminé deuxième. Je ne me souviens pas du détail des épreuves, mais il y avait une épreuve de français, de mathématiques, d’histoire géographie et de chant. Après les résultats mon maître m’a demandé ce que je voulais faire, étant entendu pour lui que je poursuivrais mes études. J’ai répondu que c’était tout trouvé, je serais boucher ou boulanger. Je voulais gagner ma vie et aider ma mère qui avait sa propre mère à charge.

Hôtel de ville de Bois-Colombes
École Paul Bert, Bois-Colombes

Dans la même période j’ai fait ma communion à Courbevoie à la paroisse Saint-Maurice, affublé pour la première fois d’un pantalon long taillé dans un vieux vêtement de mon père, tel que le raconte cette chanson canadienne :

Quand mon grand-papa mourra

J’aurai sa belle culotte

Quand mon grand-papa mourra

J’aurai sa culotte de drap

J’allais à la messe tous les dimanches, j’étais enfant de chœur. C’était une belle église assez cotée : deux curés, un ou deux abbés, un vicaire… C’était la partie riche de Courbevoie. J’y ai assisté à un évènement formidable : le baptême d’une cloche que les dons des paroissiens avaient permis d’installer. C’est le cardinal de Paris, Monseigneur Dubois je crois, qui est venu la bénir. Nous les enfants de chœur étions en aube rouge avec calot et surplis en dentelle blancs. La cloche avait une robe de baptême tout en dentelle. Etaient là ses parrains et marraines. A cette occasion nous avons mangé des dragées. C’était une belle cérémonie, c’était une paroisse riche, aux grandes occasions un chantre de l’opéra de Paris, un baryton venait chanter.

Le jeudi après-midi nous allions au patronage. Après le salut nous avions des séances de cinéma. C’est là que j’ai vu mes premiers films. C’était un Pathé Baby, il fallait tourner la manivelle, on diffusait Rintintin chien-loup, Bibi Fricotin, Charlot et Buster Keaton. Le premier film parlant que j’ai vu c’est bien des années après, en 1935-1936, un film avec Tino Rossi. Il chantait :

Là-bas, près des côtes de France,

Dans la mer immense,

Sous le soleil de midi

Il est un vrai coin de paradis,

Que je chéris,

Oh Corse île d’amour,

Pays où j’ai vu le jour,

J’aime ton frais rivage,

Et ton maquis sauvage.

Paroisse Saint-Maurice, Courbevoie

Dans une salle de spectacles, des troupes de comédiens présentaient leur travail. C’est là que j’ai vu ma première opérette L’ami Fritz. J’ai vu également les Noces de Jeannette et les Cloches de Corneville. Les familles pouvaient assister aux spectacles moyennant finance. Au patronage on jouait et quelques fois l’abbé de La Chambre, troisième vicaire de la paroisse Saint-Maurice de Bécon-les-Bruyères, un bel homme sportif, nous emmenait au bois de Boulogne en nous payant le tramway. C’était un abbé moderne, il partait randonner en montagne, avec son sac à dos. Je me souviens qu’il emmenait un revolver dans son sac, je me suis toujours interrogé sur la présence et l’usage de ce revolver. Après le patronage, il y avait un cercle pour les jeunes, on se retrouvait avec tous les jeunes du diocèse dans une grande salle et on jouait au billard ou aux cartes ou certaines fois on regardait du cinéma avec le fameux Pathé Baby. C’était bon enfant, on se retrouvait une ou deux fois par semaine. On a fait notre confirmation au Sacré-Cœur de Montmartre. Mon père était déjà mort, ma mère était présente pour l’occasion. Je portais pour la première fois un pantalon long et un blouson. On m’avait habillé à Clichy, chez Sigrand, un tailleur de confection installé près de la mairie de Clichy dans le quartier des grands magasins. Je portais un brassard blanc au bras gauche et pour cette occasion le Cardinal Verdier officiait. C’était pour moi un grand événement car jusque-là les habits que je portais étaient cousus par ma mère ; si d’aventure on m’achetait un vêtement, on prenait garde de le choisir avec une ou deux tailles de plus, pour me permettre d’en tirer le plus de profit.

Confirmation

Bon, quand on grandit on a un peu moins la foi, on croit peut-être un peu moins et les événements s’en chargent aussi…

Ce que je pense également, c’est que les curés ne voulaient pas instruire tout le monde, le peuple devait rester dans son ignorance pour croire en quelque chose. En Haute-Loire les curés étaient très influents et essayaient facilement de recruter dans les familles nombreuses. Ils avaient jeté leur dévolu sur mon parrain et son frère – Paul et François, qui ont suivi le petit séminaire à Notre-Dame de France au Puy. L’un y est resté pour finir professeur au sein du collège et l’autre a pris ses cliques et ses claques pour Paris rejoindre ses autres frères. Il a travaillé dans un bistrot et y est décédé prématurément des suites de l’alcoolisme. Mon parrain était défroqué, il ne portait pas la soutane, jusqu’à ce que Pétain ne l’autorise à nouveau par décret. Nous l’avons revu après la guerre, vieux et retraité, portant toujours la seule soutane qu’il possédait – elle était sale. Nous avions mangé au sein de sa communauté, il m’avait dit « Laisse un petit peu dans le plat, pour montrer que tu n’es pas un goinfre. » Et au moment du café, y rajoutant son fond de vin « Ne dit rien, ça va remplacer la goutte. »

Pensionnat Notre-Dame de France, le Puy-en-Velay (source : archives-lasalliennes.org)

Je me rappelle la construction du pont de Levallois. Mon père allait à la pêche au pont d’Asnières, et moi après son décès j’ai voulu aller à la pêche et j’ai pris ses gaules. J’avais des mouches, mais au lieu de les promener au-dessus de l’eau je les noyais, comme des vers de terre et bien sûr ça ne voulait pas mordre et ce fut un échec. Les autres fois aussi d’ailleurs, je ne fus pas bon pêcheur.

C’est au pont d’Asnières que j’ai appris à nager grâce aux Sauveteurs de la Basse Seine, ils vous mettaient dans l’eau et débrouille toi. Toutes les eaux usées de Paris se déversaient à cet endroit, il vous passait tout un tas de cochonneries sous le nez. J’ai un peu mieux appris dans les piscines. (En face d’une boutique ou j’ai travaillé plus tard, un monsieur d’environ quatre-vingt-dix ans se rendait tous les deux jours à la piscine des Amiraux, à un kilomètre de marche. Il était originaire de La Réole, près de Bordeaux, il m’a toujours dit de manger de l’ail pour conserver la santé. Je l’ai écouté, je mets toujours de l’ail un peu partout.) Entre le pont de Levallois et le pont d’Asnières au bout de l’île de la Jatte, on allait voir les régates entre les différentes sociétés nautiques dont les Sauveteurs de la Basse Seine. C’était des courses de skifs à deux, quatre ou huit rameurs. Le barreur donnait la cadence. A ces régates il y avait beaucoup de monde. Un vendeur de cacahouètes criait « Papa pipi popo maman caca cacahuète ! » et vendait ses petits sachets de cacahuètes pour deux sous. Quelques fois il y eut des joutes lyonnaises, des embarcations avec au moins quatre rameurs, au bout de la proue sur une plateforme se dressait un jouteur armé d’une grande gaule avec au bout un gros tampon, cherchant à déstabiliser l’autre jouteur. Cela se terminait par un jouteur à l’eau et la victoire de l’autre bateau.

Pointe de l’île de la Jatte, depuis le pont de Levallois

Avec des camarades une à deux fois par an on allait à pied à la fête à Neuilly que tout le monde appelait la fête à Neuneu. Elle s’étendait de la porte Maillot au pont de Neuilly, toute la partie centrale était occupée par les forains, et de part et d’autre ne restait qu’une étroite voie pour le passage des voitures et du tram. On faisait cinq kilomètres à pied depuis Bécon pour ne pas manquer cette fête. Comme on n’était pas très riche, on regardait plus qu’on ne participait – on devait se payer un tour de tir à la carabine comme tous les jeunes ! Le soir les filles nous accompagnaient, il y avait une petite Bretonne, Joséphine, qui m’offrait des cigarettes américaines car elle aimait l’odeur de ce tabac. Dans la petite bande, certains se sont mariés, mais on s’est tous perdus de vue avec la guerre. A Bécon il y avait un petit bistrot près de la gare qui possédait un piano mécanique, c’était un lieu de rendez-vous pour les jeunes pour danser.

Fête à Neuilly (source : archives départementales des Hauts-de-Seine)

Pendant les vacances en Auvergne, je me souviens être allé à la pêche avec mon oncle Joseph qui demeurait en Algérie et venait l’été rendre visite à sa mère. Il voulait me montrer comment il pêchait la truite dans les ruisseaux de son enfance. Il m’a fait prendre un seau et une bèche, mais aucune canne à pêche. Avec la bèche il a construit un barrage sur l’eau et avec le seau on a vidé l’eau du barrage. Bien sûr, les truites de cette zone ont été immédiatement pêchées. Il savait observer le cours d’eau et repérer les zones un peu profondes où aimaient se cacher les truites.

Mon oncle Joseph possédait à Alger une boutique rue d’Isly qui distribuait des dentelles du Puy-en-Velay, des gants et des lingeries pour dames. Il avait émigré en Algérie avec un frère Laurent et une sœur Jeanne. Laurent habitait Oran et y travaillait dans le tramway. Il eut une fille qui se maria avec un aviateur français de descendance espagnole. Joseph eut aussi deux garçons. Il avait monté un grand garage Citroën à Alger où travaillèrent ses deux fils. Joseph aurait voulu m’emmener avec lui à Alger pour le seconder dans la gestion de son garage, il pensait que ses fils n’étaient pas à la hauteur et qu’il y avait du laisser-aller dans la gestion des pièces détachées et des outils. Les garçons étaient un peu trop portés sur l’anisette, tout comme leur tante Jeanne qui d’ailleurs est morte assez jeune en Algérie. Lorsque mon oncle Joseph, de visite à Paris peu après la mort de mon père, m’a fait la proposition de partir avec lui, j’étais à la maison en train de clouter les semelles de mes chaussures pour en économiser le cuir. J’ai refusé de le suivre non pas par peur de l’aventure mais pour ne pas abandonner ma mère qui était veuve et avait sa propre mère à charge. Mon oncle Joseph possédait un don, il savait lire dans les lignes de la main et ce jour-là il a lu les lignes de ma main, et beaucoup de ce qu’il a prédit est arrivé « la chirurgie, le couteau y passe et tu seras pas loin d’y passer ». Il s’est dit en se grattant la tête « Il faut que je regarde d’autres mains de jeunes comme toi, car si j’y trouve beaucoup de chirurgie, ça doit vouloir dire qu’il y aura une guerre ! » Il m’a dit que je  vivrais assez vieux quand même. Il a écrit un livre Le saint du ravin au sujet de ce don et de sa vie à Alger. Le livre fut édité à Alger mais malgré mes recherches je ne l’ai jamais retrouvé et n’ai jamais pu le lire, hélas. Il se soignait avec les plantes et produits naturels. Pour soigner les aigreurs d’estomac de ma mère il pilait du charbon de bois avec du miel. Il conseillait de prendre un laxatif de temps en temps pour avoir les intestins dégagés. J’ai tout de même certaines notions dans les lignes – ligne de vie, ligne de cœur, ligne de tête, si tu travailles, si tu es violent, si tu vas vivre vieux, la vie amoureuse, la ligne de chance qui remonte et peut rattraper tout, les îles de la ligne de vie comme les anicroches, les creux pour les opérations et puis quand ça repart ça y est c’est sauvé… Mes petites îlettes et anicroches à moi elles sont passées.

Mon père nous donnait une tisane laxative le soir, c’est comme ça qu’on soignait les gosses.

Mon Père est mort à cinquante-neuf ans d’une rupture du pylore un soir à la maison, alors que nous étions en famille avec ma mère et ma grand-mère. Ma mère voyant mon père cracher du sang a prévenu la voisine du dessous qui est venue nous assister. Sûrement un ulcère, il s’est vidé de son sang. Comme j’étais enfant on a pris soin de m’épargner en me reléguant dans une chambre voisine. Il a pu parler un peu à ma mère. On a gardé son corps jusqu’à la mise en bière. Les pompes funèbres avaient habillé la porte d’entrée d’une tenture. Mon père est mort à la maison et avec lui ses rêves d’ingénieur pour son fils Paul. Il fut enterré au cimetière de Bois-Colombes après une bénédiction à l’église. Nous sommes restés seuls, ma mère, ma grand-mère et moi.

Après la sortie du dimanche on allait sur la tombe du père.

De cette période deux photos sont emblématiques. La première prise en 1928 prise sur le pont de chemin de fer à Bécon : Paul en costume gris teint en noir au décès du père. La seconde date de 1934, pantalon de golf et marcel, la photo est prise à Asnières devant l’immeuble où vivent les copains André, Odette, Raymond, Simone et René Bouvard chez le grand-père Baron. La famille initialement installée à Bécon a déménagé suite à la séparation des parents. La mère et les cinq enfants vivent chez le grand-père.

Mes souvenirs sont précis après la mort de mon père, comme si cette période coïncidait pour moi avec une prise de responsabilité.

4. Apprentissage. Paris XVIIIe.

J’ai commencé mon apprentissage à quatorze ans en sortant de l’école.

Je devais choisir entre boucher et boulanger. J’avais une sœur bouchère, les autres boulangères. Les boulangers étaient pleins de farine, toujours dans leur fournil, travaillaient la nuit et ne voyaient personne dans leur sous-sol. Je veux de l’air, alors je me suis mis boucher. J’ai fait l’apprentissage chez ma sœur et mon beau-frère, au pied de la butte Montmartre, au coin de la rue Labat et Marcadet. A vrai dire j’avais commencé avant mon certificat d’études, parce que le jeudi ou le dimanche j’allais voir la frangine. Le beau-frère me disait « Tu sais pas quoi faire ? » A l’époque il y avait encore les balances Roberval avec les poids et les plateaux en cuivre. Alors on me donnait le chiffon, le Miror, et vas-y astique les cuivres.

Je suis resté jusqu’au départ au régiment. Mon maître d’apprentissage s’appelait Lucien Tournefier, c’était mon beau-frère. Je suis rentré avec le grade de chef aux rognures. On triait les déchets de viande inconsommables qu’on appelait les nivets. On vendait tous les petits bouts de gras aux revendeurs qui faisaient du savon avec. C’était une boucherie à l’ancienne, ses chambres froides à glace, aucune machine, tout était fait à la main. Ma sœur Louise tenait la caisse et s’occupait des volailles. Trois personnes travaillaient dans la boucherie : le patron Louis, le chef Polo et un commis – j’en ai formé plusieurs qui ont bien réussi. Mon beau-frère est resté en poste jusqu’en 1962-1963. Il a vendu à deux jeunes bouchers qui s’en sont bien sorti. Quelques fois mon beau-frère à la retraite allait faire des extras dans une boucherie il aidait à préparer la viande.

En 1939 il a été remobilisé au ravitaillement, aux régiments du train et ce bien qu’il fût militaire durant la Première guerre mondiale jusqu’en 1919 quand il était parti en Pologne.  Il a été fait prisonnier en 1940. Ma sœur a tout fait pour le faire libérer.

Avant la guerre, la fête des bouchers se déroulait le Vendredi-Saint. Ce jour-là, les bouchers fermaient jeudi midi et nettoyaient la boutique. Le vendredi, la plupart partaient à Dieppe voir la mer et manger du poisson. Ils allaient en train gare Saint-Lazare et rentraient vendredi soir pour préparer les étals de mouton de Pâques. Des commis participaient au grand prix de la boucherie en vélo, l’un d’eux était bon mais on lui a diagnostiqué une maladie cardiaque et il a dû arrêter.

Dans mon métier de boucher il m’arrivait de porter de lourdes pièces de viande, la plus lourde que j’ai eu à transporter fut un avant de taureau de cent quarante-huit kilos. Il fallait être extrêmement vigilant, les fautes d’inattention se payaient toujours. En sciant un os à moelle, je me suis blessé au pouce, heureusement ça s’est bien remis ! La première chose que j’ai apprise en boucherie c’est tenir un couteau et l’affuter ; il fallait apprendre à regarder avant de manipuler, au risque de se blesser. Il existe trois types de couteaux : à trancher, à éplucher et à désosser. Le plus dangereux est le couteau à désosser. On utilise également des couperets et des feuilles. Certains morceaux de viande ont disparu avec les nouvelles découpes. On vendait rarement de la viande fraîche, on la laissait reposer. J’ai d’abord aimé découper le mouton, j’en suis devenu spécialiste. Pour garder le mouton on éliminait les glandes autour du cou et dans le gigot.

L’apprentissage a duré quatre ou cinq ans. A dix-neuf j’étais capable de tenir la boutique pendant huit jours. Pendant les vacances du patron, je restais avec sa mère – ancienne bouchère – et un commis.

L’apprentissage a été le moment de quitter le foyer maternel. Ma mère, restée seule avec ma grand-mère, s’est un peu ennuyée au début, je faisais pourtant une dizaine de kilomètres à bicyclette pour les voir presque tous les soirs.

Entre seize et vingt ans avec Marcel Isabelle – un camarade de Bois-Colombes – nous sommes partis en vacances à bicyclette. Il habitait rue Faidherbe avec sa famille – trois sœurs et ses parents – dans un deux-pièces-cuisine. Nous sommes partis huit jours à la découverte de la côte normande depuis Dieppe, en passant par le Havre, Honfleur, Deauville et on est redescendu par Lisieux jusqu’à Chartres. Aux étapes on allait à la sortie des usines voir les Normandes qui préparaient les sardines. On dormait dans des chambres d’hôtes dans les petits bistrots-cafés du bord de mer. On a traversé la Seine en bac car le pont de Normandie n’était pas encore construit. Au retour à Chartres nous nous sommes arrêtés chez la grand-mère de Marcel. Marcel est resté en famille et je suis rentré seul à Paris depuis Chartres.

C’est tout de même en devenant boucher que j’ai quitté ma jeunesse et que j’ai perdu nombre de mes copains. Pensez, si j’arrivais le dimanche après-midi après manger, à trois heures les copains ne sont plus là. Le soir on se retrouvait au cinéma, fricotant avec les filles du coin. Puis le lundi quand la boutique était fermée je me retrouvais tout seul, tous les autres étaient au boulot.

C’est avec Monsieur Tournefier et ma sœur que nous sommes allés voir mes premières opérettes. Je me souviens que le chanteur qui interprétait le rôle de Célestin dans l’Auberge du cheval blanc était un skieur qui s’appelait peut-être Allard… Après les courses de ski, il se produisait dans de petits rôles d’opérette plutôt rigolos. Encore aujourd’hui j’ai en tête des bribes de chansons. J’ai beaucoup aimé les Cloches de Corneville : 

Ding, ding, ding, dong

Sonne, sonne, sonne donc

Joli carillon.

Dans l’Ami Fritz, un des personnages féminins chante :

Court, court mon aiguille dans la laine,

Ne te casse pas dans ma main,

Avec de bons baisers demain,

On nous paiera de notre peine.

En fredonnant cet air je revois encore la scène !

Toute notre vie a toujours été baignée par la musique. En sortant de la gare de Bécon, à des marchands ambulant on achetait des partitions et on chantait à la maison. Dans les années 1925 mes sœurs n’étaient pas encore mariées, c’était l’époque du Charleston Black Bottom et on chantait ce foxtrot (sur l’air de Lundi des patates) :

La femme que j’ai dégotée

N’est peut-être pas une beauté

Mais ce que j’aime en elle

C’est son autorité

C’est elle qui pilote

C’est elle qui capote

C’est moi qui paie l’addition

J’ai adoré chanter ! J’ai joué du phonographe, ça apprend à chanter ! J’avais une voix de baryton. Dans le chœur de l’école j’avais été remarqué pour chanter La Marseillaise à la remise des prix. Les parents étaient là, sous le marché couvert de Bois-Colombes. Mon père était déjà décédé, ma mère était venue. Le grand prix avait été remis par le maire et ses adjoints.

Si j’avais été plus instruit j’aurais aimé être écrivain et inventer des histoires. Il m’arrive de fredonner des débuts de chansons de mon cru, avec des couplets qui me passent par la tête.

Le Front populaire. Ça a été une vraie joie populaire, les deux semaines de congés payés ont été une révolution, les gens partaient en bicyclette en Normandie…

Quelques années plus tôt, en 1932 ou 1933, des camarades un peu plus âgés que moi travaillant dans la banque – des grouillots – m’inspiraient une sorte de jalousie, toujours en costume, les cheveux bien tirés à la gomina… Après le grand krach ils ont tous été virés. Ces gars-là se faisaient offrir toutes sortes de choses par les bons de la Semeuse. Ça se passait au Palais de la Nouveauté, boulevard Barbès au-dessus du Tati. Ils achetaient tout par crédit, ils avaient reçu des vélos ! Moi j’ai eu l’autorisation de m’acheter un vélo avec mes économies…

En 1933 il y avait eu les Croix-de-feu, des anti-révolution en quelque sorte, des anciens combattants, des officiers. Ils voulaient envahir la chambre des députés pour aller contre le régime Blum. Il y eut de la bagarre à la Concorde, des tirs de l’armée, des barricades…

Après cela il y eut tout de même une courte période où tout le monde était redevenu serein.

5. Service militaire. Stalag.

Le 2 septembre 1937 j’ai été incorporé au cent-quarante-sixième régiment d’infanterie de forteresse, à Teting près de Metz, remplacé à la boucherie par un commis que j’avais formé. Le service militaire j’ai pris ça du mieux possible, en tout cas je n’ai jamais été puni. Je n’en serais finalement libéré qu’à la fin 1944, pour maladie.

Ma mère a fait un AVC au moment où je partais, elle ne put plus parler pendant au moins trois jours, elle voulait nous dire quelque chose et ça ne voulait pas sortir alors elle pleurait. Ce fut le premier d’une série de trois, le troisième l’a emportée.

J’y ai appris le maniement des armes, la nomenclature de chaque pièce, en principe on apprend aussi à obéir. Cela dit lorsqu’un ordre me paraissait curieux et que je demandais des explications aux gradés, on ne me les refusait généralement pas.

Pendant les classes je me suis claqué un muscle de la cuisse en sautant en longueur, ce qui m’a valu un mois d’immobilisation à la caserne. Pendant cette période j’ai remplacé le chef cuisinier qui s’était blessé en se flanquant un coup de couteau dans le dos… Le couteau avait été glissé dans un sac avec des morceaux de graisse de bœuf destinés à être fondus pour la cuisine. Saisissant le sac, il l’avait lancé par-dessus son épaule. La blessure n’était pas grave, il avait tout de même été arrêté huit jours.

On m’a dit « vous allez faire le peloton », c’était la formation des élèves caporaux, pour passer sous-officier et ce qui s’ensuit. J’ai dit « je veux bien, si vous m’occupez, je veux me rendre utile. » La ligne Maginot n’était pas tout à fait finie, on coulait encore des blockhaus, des abris pour les mitrailleuses et les canons antichars. Le peloton je l’ai suivi un bon moment. J’avais de bonne appréciations mais on m’a dit « Pour vous parfaire, il faut que vous achetiez Le Parfait gradé. » Ce manuel coûtait vingt francs. Comme soldat je gagnais dix sous soit cinquante centimes par jour, des timbres et un paquet de cigarettes par semaine que je revendais. J’envoyais cet argent à ma mère et ma grand-mère. C’est donc là que s’est arrêtée ma carrière de gradé. « Bon, vous allez faire autre chose : le téléphone de campagne. » Un stage de télégraphiste-téléphoniste. J’ai donc dû apprendre le morse, tic-tic-tic, on déroulait des fils pour avoir le poste émetteur et le récepteur. Cet apprentissage m’a encore rajouté un bon mois.

Manuel du gradé d’infanterie (source : site Gallica de la Bibliothèque nationale de France)

Pour rire, j’ai écrit une lettre en morse à ma fiancée Alice, qui a dû avec un rudiment d’alphabet morse la traduire. Je me souviens de la base : T. M. O. C. H. E. I. S. H. Savoir ces lettres permet de coder S. O. S.

Puis, ils ont demandé les gens qui avaient le permis de conduire, dont je faisais partie. Nous devions être sept ou huit sur tout le bataillon, partis à Metz apprendre à conduire des engins tractés à chenilles – des chenillettes de ravitaillement.

J’y ai eu quelques incidents de santé, dont une sinusite provoquée par une dent cariée et une infection dentaire mal soignée. J’ai été hospitalisé un mois à l’hôpital de Metz où l’on m’a administré des lavages de sinus, ce qui m’a laissé un souvenir douloureux. Lorsque je me suis rétabli, j’ai pu aider un peu les infirmières au chevet des malades, tenant le haricot. Après cette hospitalisation on m’a donné une permission pour les fêtes de Noël – environ huit jours, mais j’ai rechuté et été hospitalisé au Val-de-Grâce quinze jours. Ils m’ont donné une capote toute déchirée de la guerre 14-18, j’avais l’air d’un clochard. Je toussais beaucoup. Ils ont essayé les enveloppements qui n’ont pas marché. J’ai suggéré à l’infirmière que les ventouses me réussiraient bien, de l’expérience que j’en avais. Elle me les a posées puis m’a oublié. Trouvant le temps un peu long, je me suis dirigé vers son bureau… « Mais qu’est-ce que vous faites là ? » Heureusement, elle m’avait à la bonne donc elle ne m’a pas disputé, quand vous êtes gentil avec les gens ils vous le rendent.

Un 14 juillet 1937 ou 1938, le capitaine voulait faire un défilé au monument aux morts de 14-18. Nous étions encore des bleus, nous avons présenté les armes. Le maire de Teting devait faire un discours, il a commencé en allemand. Ils avaient beaucoup d’affinité avec les familles allemandes de l’autre côté de la Sarre. Le capitaine l’a stoppé net, lui réclamant un discours en français. Le maire a dû arguer que ses administrés ne comprenaient que l’allemand. Aussitôt le capitaine a arrêté la cérémonie et a fait faire à ses troupes demi-tour.



L’équipe de cuisiniers du camp militaire. Paul est le premier au troisième rang à gauche.
« 339 au jus » ça veut dire qu’il reste 339 jours à faire.

Il était coutumier de refaire une photo aux 120.
Tout en haut à mon côté c’est un sergent qui était tous les jours en cuisine pour nous surveiller, un Normand, charcutier de profession : Cozat.
Celui qui lui passe la main sur l’épaule c’est Babel, une sorte de vaguemestre. Pichino et Polo sont à leur gauche.
Au deuxième rang en partant de la gauche : un Nordiste, mineur à Denain, les autre, leurs noms m’échappent, il faut dire qu’on avait plutôt l’habitude de s’appeler par des surnoms.
La porte d’entrée numéro 20 est la porte de service des cuisines, c’est par là que je recevais les quartiers de viande.  

Au dos de cette photo est inscrit :  

« Ma chère maman, Je t’envoie une photo prise à côté des cuisines de Teting et tu peux de rendre compte que je ne maigris pas, au contraire ! J’espère que tout le monde va bien et que Lucette est toujours bien sage. As-tu des nouvelles de tous tes gens ? Moi, je n’ai que des nouvelles de la maison Tournefier. Sur ce, ma chère maman, je te quitte dans l’espoir que la présente te trouvera en bonne santé, en t’envoyant mes plus affectueux baisers, Paul. »

En février 1938 je suis retourné au régiment. Il y eut une alerte, des troupes allemandes étant dans la Sarre, nous avons ravitaillé tous les blocs. On roulait la nuit. Ils avaient mis les mines antichars évidemment, il fallait passer au travers. Je continuais de travailler aux cuisines et le soir je conduisais les chenillettes. J’étais avec un sergent de carrière, s’il faisait quarante-cinq kilos c’était bien tout, la peau sur les os. Il avait dû faire les colonies, le pauvre garçon. Je l’ai eu comme conducteur dans la chenillette, c’est-à-dire qu’il devait me donner les directions à prendre. La plupart du temps il dormait moitié cuit. Je menais toute la bande de six chenillards. On roulait de nuit, on se planquait dans les vergers. Au matin il me disait « allez Saintenac, on va boire un café ! » Moi je buvais un café, lui c’était un Pernod. Sans eau.

Celui qui ne pouvait pas me piffrer c’était le fourrier, un sergent-chef, il me donnait des corvées. Mais aux cuisines, il n’y a pas de corvée, on est dedans toute la journée…

Cette alerte avec mobilisation de réservistes a fait passer le camp de Teting de cent-cinquante à trois-cents militaires et a duré quelques mois.

Sur un char pendant l’alerte de 1938, à Teting.
Avec une cigarette à la bouche, ça fait toujours plus viril sur les photos.

Après une période de trois mois sans sortie autorisée, je pris régulièrement des permissions, mais il fallait aussi faire le mur et prendre garde à rentrer pour minuit. J’ai écrit bien sûr de nombreuses lettres, toutes y compris celles de la période du stalag ont été détruites.

J’allais voir Alice. Je l’avais connue avant de partir au régiment, au bal de la boulangerie, le 21 juin 1936. A l’époque c’était la Sainte-Alice – maintenant c’est le 18 ou 19 décembre. J’avais été invité par mes deux beaux-frères boulanger et marchand de farine en gros – celui-ci a travaillé avec le moulin du Gué à la Ferté-Alais. Nous n’étions pas invités au repas mais au bal pour animer de notre jeunesse cette assemblée de patrons. Avec Alice nous avons dansé valses, tango et charleston toute la nuit, nous séparant par le premier métro. Elle était vendeuse du côté de République et faisait la livraison à domicile. Par exemple un colonel de l’armée, il lui fallait tous les jours à sept heures sa baguette chaude et son journal. Il fallait livrer les particuliers, les bistrots, les gares avant les premiers départs de trains. Le pain, les croissants. Elles étaient six pour les livraisons, le matin à partir de cinq heures. Alice avait quatre ans de plus que moi. Nous nous sommes donnés rendez-vous le lundi suivant autour du lac du bois de Boulogne – elle travaillait Porte des Ternes pas loin, elle ne travaillait pas le lundi et moi non plus. Plus tard nous irions au cinéma, au théâtre, à Luna Park – un parc d’attraction avec manèges et bal.

Luna Park (source : archives départementales des Hauts-de-Seine)

En 1936 il y eut l’Exposition universelle au Trocadéro. J’ai pris un mois avant de partir au régiment, Alice avait ses vacances à ce moment-là. On est allé visiter, un client d’Alice tenait l’entrée et de temps en temps nous donnait des tickets à l’œil. C’était joli, il y avait du monde, de grands bâtiments. Les plus représentés étaient la Russie et l’Allemagne. L’un en face de l’autre, c’était à qui serait le plus colossal. Nous avons mangé dans un restaurant avenue de la Grande-Armée, à côté d’une mémère qui utilisait son masticateur pour nourrir son chien édenté. L’été 1936 a été gai pour nous. Pourtant l’atmosphère était couci-couça, la guerre d’Espagne faisait déjà rage, Hitler en profitant pour essayer son matériel militaire.

Comme militaire, il était appréciable d’avoir quelqu’un à qui penser et à qui écrire.


Paul et Alice au bois de Boulogne.
Au verso de cette photo :  
« Lundi 28 juin 1936 »
Une étiquette « Toi et moi » comme celles qu’on trouve quelques fois sur les oranges « Vingt ans »  
Alice était en vacances, moi aussi. Nous avons visité l’Exposition universelle.

Je devais être démobilisé en 1939, hélas les évènements en ont décidé autrement. J’avais encore fait le mur, voilà que j’apprends qu’il y a mobilisation générale. Alors il a fallu que je rentre vite fait. Je suis rentré à temps, je n’étais pas déserteur. Il ne faut pas se plaindre, mon beau-frère né en 1890 a fait sept ans de service militaire avant d’être enrôlé pour la guerre de 1914. Ce gaillard avait été gazé, reçu une balle explosive dans le bras, et été libéré un peu avant la fin de la guerre. Il se promenait encore avec des éclats d’obus dans les fesses. En 1934 il recevrait la médaille militaire. Mon second beau-frère, Lucien, né en 1899, a été mobilisé dans le cadre de son service militaire de trois ans, il a participé à l’occupation de la Pologne. Et en 1939-1940 il a été mobilisé dans les forces non combattantes pour le ravitaillement des troupes, a été fait prisonnier trois mois puis libéré en raison de son âge après l’intervention de ma sœur Louise – son épouse.

Je suis resté sur la ligne Maginot, avec le même régiment. C’était la Drôle de guerre, qui a duré jusqu’à ce que les Allemands nous foutent la piquette.

Tout autour de Metz s’étalaient les mines de charbon, Boulange, Hayange… Il y avait beaucoup d’ingénieurs allemands dans ces mines, alors pensez-vous la ligne Maginot ils ne connaissaient pas du tout. Tous les jours arrivaient des camions transportant des gens de la Sarre qui venaient travailler dans les mines en France, alors ils ne connaissaient pas bien la région non plus !

On comptait tellement sur la ligne Maginot qu’il n’y avait pas d’arme, à part les canons antichars 25, mais tirés par des chevaux ou des mulets. Nous avions des fusils de 14-18. On a fait une avancée jusque dans la forêt de la Warndt. On est allé occuper un village allemand pendant un mois avec trois cartouches dans le fusil, le reste des munitions sur un chariot tiré par un mulet avec des mitrailleuses démontées dans des caisses. Les gars cherchaient à tirer des trucs dans les maisons, tout était piégé. Ils essayaient de prendre quelque chose, paf ! ça leur sautait à la figure. Tout le monde avait été évacué sur la ligne, les villages étaient morts. Il y a quand même eu quelques tirs de barrage, un camarade du ravitaillement s’est fait sauter comme ça en portant à manger – Lebrun, un Meusien. A un moment j’ai eu un revolver. Par manque d’officiers, tous les sergents sont passés aspirants, c’est-à-dire sous-lieutenants. Il fallait les armer, alors on m’a repris mon revolver. On attendait aussi du matériel allemand ; lorsque les Allemands ont poussé jusqu’au Havre, ils ont trouvé les camions, les avions Curtis encore emballés, ils n’avaient jamais servi.

En juin 1940 la Grande offensive allemande entraîna l’évacuation de la Lorraine. Les avions nous bombardaient. On s’est fait encercler, il n’y avait plus de char, il n’y avait plus rien. Acculé au pied des Vosges, tout notre bataillon a été fait prisonnier à Bruyères. On a livré une bataille le long du canal de la Marne au Rhin pour tenter de contenir l’avancée allemande. Le reste du régiment était dans les casemates en bois construites par nos soins qui ont été prises après. Les Stuka ont d’abord bombardé tout ce qui devait protéger les casemates de l’invasion terrestre, puis ils ont avancé aux lance-flammes et ont neutralisé la ligne Maginot.

Prisonniers, nous avons dû passer à pied le col du Bonhomme après avoir été parqués dans un stade. Ceux qui ne pouvaient pas marcher se faisaient tuer sur place. Les Allemands étaient dépassés, ils ne s’attendaient pas à ça. De l’autre côté du col on nous a cloitrés dans une caserne à Colmar où nous sommes restés plus d’une semaine sans rien manger. On ne pouvait quasiment pas bouger, c’était extrêmement surveillé. Trois jeunes filles venaient tout de même nous voir, on leur donnait de l’argent et elles allaient nous chercher du pain. Il y eut une épidémie de dysenterie dans ce camp improvisé qui en acheva beaucoup. Il y avait des Sénégalais – ou je présumais qu’ils l’étaient. Ils se rasaient et taillaient leurs cheveux avec leurs couteaux, c’est évidemment ceux qui avaient le moins à manger, ils devaient se battre pour des bouts de pain moisis.

Puis ils ont organisé des convois, direction la gare puis trois jours pour aller en Prusse Orientale. Nous sommes partis dans des wagons à bestiaux ; pour uriner on se passait une gamelle qu’on essayait de vider dans un interstice de la porte. On s’asseyait à tour de rôle pour essayer de se reposer, abrutis par le voyage et ignorant tout de notre destination. Il me restait encore deux copains à ce moment-là. Le but ultime de notre périple se trouvait au-dessus du couloir de Dantzig à Königsberg, Stalag n°1A, pas loin d’Eylau. Il y a une bataille napoléonienne à Eylau, en tout cas il y avait une statue de Napoléon. Des Polonais y étaient déjà prisonniers depuis une année. Nous logions dans des baraquements en bois accueillant une centaine de personnes sur des châlits – des couchages superposés sur trois niveaux. On préférait la place du haut, mais en hiver des stalactites se formaient.

Arrivés au Stalag, on a été séparés de tous les côtés, j’ai juste gardé un copain, que j’ai perdu quand je suis tombé malade…

J’avais le matricule 20341.

L’hiver 1940 a été drôlement froid. Jusqu’à 43°C sous zéro. Les Polonais étaient plus aguerris au froid et repéraient tout de suite lorsque notre visage commençait à geler. Alors ils nous frottaient avec une grosse boule de neige pour relancer la circulation sanguine. Pendant un hiver particulièrement neigeux, alors que nous travaillions dans une ferme, nous avons remarqué un drap blanc sur un toit. C’était un mort qu’on avait placé là en attendant que le sol dégèle pour qu’on puisse l’enterrer. Refaire les chemins, engraisser les cochons avec des pommes de terre – et nous interdiction d’en prendre !

Alice m’avait tricoté un beau pull rouge. Je l’avais taché avec de la résine quand on faisait des abris enterrés autour de la ligne Maginot, déjà un hiver passé à faire des abris sous une toile de tente, avant la grande offensive allemande. Je l’ai laissé ce pull, j’ai regretté. La Sainte Alice est le 16 décembre, mais il me semblait que pendant la guerre, la fête d’Alice était le 21 ou le 22 juin… C’est une date de fête, anniversaire de notre rencontre au Moulin de la Galette.

Mon premier kommando, dans la strafkompanie, c’était pour des travaux de terrassement dans les tourbières de Prusse Orientale, sur des chemins défoncés, afin de faciliter le passage des chars. On était logés dans un gasthaus, ces restaurants de campagne avec des salles de bal pour les jeunesses hitlériennes. Sur le chemin on traversait un village où une vieille femme passant près de nous laissait tomber de petits paquets de pain – elle avait pitié de nous. Je cassais des cailloux ramenés par train de la Baltique pour les concasser pour faire des routes entre la Prusse Orientale et la Lettonie. On déchargeait les cailloux, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il fallait libérer les trains tout de suite. On en profitait pour vider tous les cendriers du train, tous les bouts de mégots, pour un gars du camp qui se baladait toujours la pipe à la bouche, ce qui était étonnant pour quelqu’un qui était censé travailler dans les chars. Le type qui s’occupait du concasseur était déhanché, il boitait sur une hanche plus haute que l’autre. Quand il n’y avait plus personne, il prenait une pelle et défilait en chantant l’Internationale. De temps en temps on avait des chefs de chantiers, des messieurs avec de grandes bottes, des gradés qui venaient voir où en était le travail. Parfois ils ne gueulaient pas trop. Il y avait trois tailles de roche : les gros cailloux, par-dessus les plus petits et encore dessus le gravier. Quand on mettait un très gros caillou dans le concasseur, ça le bloquait, on était tranquille pour quelques heures, il fallait tout démonter pour débloquer le bazar. Alors le chef de chantier criait : « Sabotage ! Sabotage ! » Pendant ce temps on avait un peu de repos.

Königsberg c’était des cailloux, le bagne en quelque sorte.

Les plus féroces chez les Allemands étaient bien sûr les SS mais juste après se distinguaient de jeunes gens issus des peuples envahis – Tchèques par exemple – qui avaient endossé l’uniforme allemand pour se planquer et pouvaient se comporter de façon pire encore… Au Stalag nous n’étions pas mal tombés, gardés par des Allemands de la Sarre – pas loin de chez nous, peinards et qui nous comprenaient, ils étaient chouettes dans la mesure de ce qu’ils pouvaient faire, nous donnant du pain.

Un sous-officier polonais m’impressionnait. Les officiers avaient été fusillés par les Russes. Cet homme, champion d’aviron en Pologne, avait une belle prestance. Erudit, il lisait à la bibliothèque du camp des ouvrages sur l’Histoire de France. Il venait me montrer des citations de rois et reines en français et tâchait de m’expliquer en polonais. Ça changeait des autres prisonniers qui étaient plus bouseux. Il est rentré comme infirmier à l’hôpital, en fréquentant les toubibs polonais il accédait à un certain rang ! Après mon départ il est parti avec tout l’hôpital à Odessa. J’ai su par un ami boucher au Halles – Marcel Perrin qui avait fait cette longue marche – qu’il buvait et était mort prématurément.

Quand je revoyais Marcel on évitait de parler de tout ça si ce n’est quelques anecdotes qui nous revenaient pour rire, pas pour la misère. Je l’ai côtoyé jusqu’à sa mort. Il s’est établi à Saint-Maur. Sa femme vendait de la lingerie féminine sur les marchés. Il est décédé d’une maladie du foie, je suis allé le voir à l’hôpital, j’ai perdu sa femme de vue.

Puis ils nous ont amenés à Königsberg même, en ville. Un kommando avec des ouvriers, des boulangers, des bouchers… J’ai travaillé chez un premier boucher pendant trois mois. J’étais logé dans une grande maison à je ne sais combien d’étages. Le patron portait l’habit nazi les jours de fête. En Pologne ils élevaient des chiens pour la mangeaille, mais des chiens spéciaux, presque aussi gros que des veaux. Tous les enfants des commerçants, petits comme ça, avaient le costume hitlérien avec la croix gammée. Je suis resté six mois chez le deuxième.

Un jour, j’attrape froid en déchargeant la glace dans une chambre froide, je tousse et j’ai de la fièvre. Je me suis fait porté à l’infirmerie de Königsberg. Ils m’ont emmené à l’hôpital du Stalag – à un kilomètre environ du camp 1A. J’ai eu droit à une piqûre d’un produit dont j’ignorais la nature, le lendemain j’urinais tout rouge, ça m’avait choqué « je pisse le sang, c’est pas possible ! » Cette piqûre n’a pas fait grand-chose. Après ils m’ont fait des enveloppements à la farine de moutarde, le lendemain c’était les ventouses. Ma foi ça ne passait pas non plus, j’avais 36°C le matin, le soir je frôlait les 43°C. Ils m’ont passé à la radio : d’un côté c’était tout embrouillé. Ils ont donc voulu m’opéré. Mais c’était un samedi, et l’officier allemand, le médecin-chef dont il fallait l’autorisation n’était pas là. Les deux toubibs français – eux aussi prisonniers – ont signé un papier pour pouvoir m’opérer tout de suite. J’avais un phlegmon péri-néphrétique, ils en ont paraît-il sorti un seau. A ce moment-là on pouvait me compter les côtes, voilà un mois que je ne mangeais plus. Comme grand malade on avait droit aux flocons d’avoine avec un peu de sucre en remplacement de la soupe aux rutabagas, ça m’avait un peu remonté le poids. Je suis resté avec deux drains longs comme ça dans les reins. Un petit facteur de Clichy avait eu la même chose, il n’a pas résisté. Il y avait du monde dans cet hôpital, une partie française et une partie polonaise et dans chacune une baraque pour la médecine, une pour la petite chirurgie et encore une pour la grande chirurgie. J’ai dit que les officiers polonais avaient tous été fusillés, bien sûr on avait épargné les médecins gradés qui avaient toute leur utilité dans le camp de prisonniers.

Quand c’est allé mieux ils ont dit « on va enlever un drain », puis quand il n’en restait qu’un « bon, ça ne suppure plus tellement, on va l’enlever ». Le surlendemain la fièvre remontait. A côté de moi il y avait un aspirant, sa pleurésie purulente se drainait dans un bocal sous le lit, on était les uns sur les autres, ils ont suspecté qu’il avait attrapé un germe du type à côté. Ils ont réussi à lui sécher. Il a été réformé comme fou peu de temps après être passé à côté du trou. Ils m’ont remis un drain, il y avait encore des saletés… J’ai toujours eu de la chance et je m’en suis sorti, le médecin m’appelait son petit miraculé. Malgré tout ça après le travail en kommando, l’hôpital faisait tout de même figure de petit paradis.

J’ai intégré les cuisines. A mesure que mes forces revenaient je tentais d’améliorer l’ordinaire. Avec un camarade qui s’appelait Guillaume, nous avons fabriqué de la bière à base d’avoine, d’épluchures de pommes-de-terre fermentées avec un peu de sucre. Avec un bidon de lait vide, le chauffage central et des boîtes de conserve raccordées grâce au sparadrap de l’hôpital, nous l’avons distillée pour obtenir de l’alcool. Un infirmier à qui l’on a fait goutter notre breuvage en est devenu fou, on a dû l’attacher. Ce Guillaume était boulanger-pâtissier à Paris, je l’ai retrouvé après la guerre, installé dans le quartier de l’Opéra. Avec les restrictions il n’avait pas pu se relancer dans la pâtisserie mais faisait de la boulangerie seule. Pour l’anniversaire d’un chirurgien du stalag, il avait préparé une magnifique pièce montée avec les moyens du bord. Pour les grands malades de l’hôpital il y avait du pain blanc préparé par un boulanger du village. Mon premier gros effort consista à porter des sacs de farine de cinquante kilos jusqu’au premier étage de la boulangerie. La farine était transportée à cheval par un homme d’un quarantaine d’années, une vraie brute. Un jour on le vit pleurer, cela ne cadrait pas du tout avec le personnage ! On apprit plus tard qu’il était désigné pour aller sur le front russe.

Je n’ai tenté qu’une fois de m’évader. Tout autour du camp s’étendaient des terres privées, des fermes d’Etat et les chasses gardées de Goering. Tout était surveillé par des gardes armés, généralement pas tout jeunes, y compris dans les mouvements des kommandos.

L’équipe des cuisines du stalag 1A.
Le moustachu et son voisin de droite sont polonais.
Au dos de la photo, on lit :   « Octobre 1943. Tous les cuisiniers, j’ai l’air neurasthénique. »
L’équipe des cuisines du stalag 1A.
Le Polonais qui porte l’accordéon ne savait pas vraiment en jouer, il faisait des airs inventés.
Guillaume est debout à gauche de l’accordéoniste  
Au verso :  
« Paul, été 1942, stalag, Prusse Orientale. Madame… » et puis plus rien d’inscrit.
L’équipe de football de l’hôpital du stalag 1A.
« Octobre 1943. Equipe sportive. »  
Ce sont des patients, des infirmiers. Avec certains qui venaient du midi on avait monté plus tard une équipe de rugby.

Cela dit, travaillant au sein d’un kommando j’ai eu la chance d’accéder à une infirmerie rapidement. Ce n’était pas le cas de ceux qui travaillaient chez les particuliers, les fermes…  Un petit Belge de vingt ans est mort d’une appendicite qui avait trop attendu, il m’a fait de la peine ce petit gars-là. C’est moche mais ce n’est rien à côté des atrocités qu’ils ont faites…

Sont arrivés les pauvres prisonniers russes, tellement nombreux qu’on les mettait au camp et à l’hôpital. Ils n’avaient à manger que les feuilles des rutabagas. Ils ont apporté le typhus, nous étions vaccinés. Parmi eux il y avait deux interprètes mais aucun des deux ne parlaient le même russe. Il n’y avait vraiment pas assez pour les nourrir, les feuilles de rutabagas leur filaient la courante, ils mouraient et ça faisait de la place pour les suivants. Il est arrivé qu’il manque des morceaux de viande sur certains cadavres de prisonniers…

Et encore après des officiers italiens ! Ils n’étaient pas aimés ceux-là…

La Prusse Orientale était le territoire de chasse de Goering, tout était bien entretenu. Les fermes modèles de l’administration allemandes ont été détruites après la guerre. Un de mes camarades qui était au camp 1B est retourné dix ans après, tout était détruit même les cimetières et les fosses communes. Nos belles routes étaient redevenues des chemins de terre, les cultures avaient disparu. En ce qui me concerne je n’ai jamais voulu y retourner. J’ai toujours voulu me réjouir des belles choses, mais pas me remémorer la misère. Je résume ce temps – de façon peut-être un peu hâtive – à du temps perdu. Je faisais partie des Anciens combattants prisonniers de guerre de Cerny – sous la responsabilité de Serge Bourget il me semble. Après son décès ça a périclité, les vieux comme moi étaient de moins en moins nombreux, l’activité principale ne se résumait plus qu’à envoyer la lettre pour demander le pognon et octroyer la petite vignette. Ceux qui étaient restés uniquement dans des unités de ravitaillement n’ont pas eu droit au statut d’ancien combattant, bien qu’ils nourrissaient tous les autres et s’étaient fait casser la binette en Belgique… D’aucuns dans l’association auraient souhaité que je sois décoré. Je n’aurais jamais voulu être décoré, le militaire n’était vraiment pas mon idéal. Une décoration pour avoir tué quelqu’un ? Pour avoir sauvé quelqu’un, s’être rendu utile… pour tuer, non ! Quand je vois comment ils nous ont envoyé au casse-pipe… La médaille du travail je la reconnais, je l’ai eu pour avoir été utile. Pour le reste je suis attaché à la commémoration, pas à la décoration.

Les Français m’ont réformé. Les Allemands ont fini par me réformer aussi. C’était en décembre 1943. J’ai eu la chance de prendre le dernier train sanitaire qui rentrait sur Paris. Après les bombardements anglais et américains, il n’y avait presque plus de train sanitaire. Sur le quai de la gare ma mère et ma sœur Louise étaient là. Je les ai embrassées avant de prendre le bus direction l’hôpital Bégin. En six mois ils ne m’ont pas fait grand-chose là-bas, surtout des examens pour alimenter le conseil médical de réforme qui me déclara inapte au service actif. A partir de là je n’étais plus mobilisable. J’avais droit de visite et pouvais sortir quand je voulais, j’ai pu revoir Alice.

A la sortie j’ai reçu des habits civils : un costume en mauvais tissu, une paire de chaussures, des chaussettes et une chemise. En 1944 j’ai été en quelque sorte libéré. J’ai bénéficié d’une pension d’invalidité de dix pour cent qui me donne une prime de cinquante euros par mois. Avec ça on est sauvé ! Les prisonniers avaient droit de partir à la retraite à soixante-deux ans au lieu de soixante-cinq mais les trois années restant n’étaient pas comptées, donc c’était une retraite non complète – un ami boulanger en a fait l’expérience. Que voulez-vous ? On se s’appartient pas, on appartient à la Patrie.

Il fallut du temps pour se réhabituer à la vie. Ce qui m’a semblé drôle c’est de rentrer dans une boutique et dire « Bonjour messieurs dames ! » Le mot dame me semblait bizarre après toutes ces années entouré d’hommes.

Je me suis rendu à la mairie du XVIIIe, pour recevoir les prestations auxquelles j’avais droit : le fameux costume, du savon, des tickets de pain, de viande, d’habits…

Il y avait hélas beaucoup de marché noir.

Dans la boucherie où je travaillais, un chef était lié à des amis de la mairie. Avec ses trafics il s’est acheté une petite ferme dans le Morvan. Ça ne lui a pas porté chance et je crois qu’il n’en a pas profité longtemps…

Ma grand-mère était morte pendant la guerre, ma mère décéderait en 1948 à l’âge de soixante-dix-huit ans. Je pense qu’elle a été assez heureuse avec ses enfants, peut-être pas à la mesure de ce qu’elle espérait.

6. Libération. Boucher à Paris.

Les Américains ont bombardé les gares de triage et les usines. J’étais dans le XVIIe arrondissement avec Alice lorsqu’ils ont bombardé la Porte de la Chapelle. Le lendemain pour me rendre au travail le quartier était bouché. J’ai appris le débarquement par la radio et par des connaissances. Des Parisiens que j’avais croisés bien tranquilles la veille s’étaient affublé d’un fusil en travers de l’épaule le lendemain, devenus de grands résistants. Il y avait deux jeunes résistants dans mon immeuble, ils se déplaçaient en traction avec le capot peinturluré. Dans le XVIIe, je connaissais un commissaire de police résistant, au même moment où les résistants étaient devenus maîtres de Paris, il nous avait emmenés dans un véhicule réquisitionné – une belle Delage, voir ma mère à Montereau. Son amie travaillait avec Alice à la boulangerie, on sortait régulièrement ensemble, on allait faire du tir à l’arc au bois de Boulogne. Il m’a proposé d’intégrer les forces de la Résistance parisienne, c’est le moment où j’aurais pu être flic ! Je n’ai pas accepté, en tout cas ça ne s’est pas fait, j’ai retrouvé du travail dans mon domaine et ça m’allait bien.

Chanson de la Libération

J’ai ensuite travaillé dans le Ve, rue de Seine, Maison Bonnet, une grande boucherie. Puis à côté de l’Odéon sur le boulevard Saint-Germain. Lorsque nous nous sommes mariés en 1946, je travaillais rue du Coteau pour la Maison Etienvre – un Normand, où je suis resté un an. Le patron apprenant que j’épousais une boulangère en fut contrarié et me demanda de chercher une autre place. J’ai un peu vivoté pendant un mois, avant de rencontrer celui qui deviendrait mon patron définitif.

C’est là que je suis rentré à la Maison Corvaisier, boulevard Ney à Porte de la Chapelle. Un de mes copains Charles quittait cette place et m’en a parlé. Nous étions quatre dans cette boucherie – le patron, la patronne, un commis et moi.

Il y avait encore les tickets, les gens touchaient quatre-vingt grammes de viande par semaine. C’était la débrouille. Il n’y avait pas beaucoup de viande à Paris, on allait la chercher en Province. Quand c’était comme ça, il me disait « Paul, prévenez chez vous que vous ne rentrez pas ce soir. » Et on partait faire deux cents cinquante kilomètres en camion. Je faisais mes courses à vélo, ça me faisait du bien, ça me détendait. On garait notre camion porte de la Villette, dans un grand garage, puis je rentrais chez moi, de porte de la Villette à la Chapelle à vélo. Le soir je livrais encore deux ou trois fois par semaine de la viande accrochée à mon guidon chez des bistrotiers qui nourrissaient les charbonniers des gares de l’Est et du Nord. Le patron trouvait que je me fatiguais, il m’a acheté une mobylette.

Réflexion d’un petit commis.  

« Alors Jeannot, ça va ? »
Roulement de mécanique
« Faut bien que ça va ! »
C’était un petit Normand venant de la campagne près de Deauville, qui y repartait l’été faire la saison chez un boucher.
Il était courageux.

J’ai fait toute ma carrière chez ce patron : Corvaisier. Il avait un an de moins que moi, on s’est bien entendu. Il a vendu la boucherie boulevard Ney pour s’installer dans le XIIIe rue de la Glacière où je l’ai suivi. C’était un vieux quartier, il n’y avait pas le tout-à-l’égout, la flotte coulait dans les ruisseaux. J’ai appris à conduire le camion pour chercher la viande à la Villette. Nous avons fait prospérer l’entreprise si bien que le patron a pu racheter deux boucheries – une moyenne et une petite – dans le quartier. Nous avons travaillé pour Buitoni, fournissant la viande pour les raviolis. M. Buitoni avait un bel appartement bordant le jardin du Luxembourg, il était déjà bien assis, je suis allé deux fois chez lui pour livrer un petit gigot. L’usine Buitoni se trouvait à Saint-Maur. Pour tous les essais de ravioli on a livré une cinquantaine de kilos de viande. La responsable cuisine de l’usine s’appelait Marie, une vraie mama, c’est avec elle que nous avons fait les premiers essais avec du collier de bœuf. La plus petite des trois boucheries ne travaillait alors que pour Buitoni, ils recevaient le bœuf, désossaient et coupaient. On livrait deux fois par semaine de grands chariots d’aluminium d’un mètre cinquante sur quatre-vingt et hauts d’un mètre. Buitoni a délocalisé dans le sud, près de Montélimar, mais continuait de s’approvisionner chez nous, tous les jours partait de la boutique un camion rempli de viande. Après l’aventure ravioli, ce fut le couscous. La viande préparée était congelée puis coupée à la scie électrique, deux grandes scies à ruban sur lesquelles s’afféraient quatre bouchers.

Le quartier de la Glacière était voué à la réhabilitation. Mon patron, qui avait senti le coup, fit prospérer au maximum ses trois boucheries et perçut des indemnités d’expropriation confortables, pour finalement racheter une affaire au 3 de la rue Jeanne-d’Arc. Tout le sous-sol, dix-huit voire vingt mètres étaient consacrés aux frigos pour toute la viande qu’il fallait stocker. Il pensait faire le même type de plus-value avec cette boutique.

Au 3, rue Jeanne-d’Arc

Corvaisier avait une stratégie de minimisation des prix pour gagner des marchés, je lui avais dit « René, si on continue comme ça, on va se casser la gueule ! », il faut dire que je recevais la viande et les factures. Voyant les prix qu’on faisait par rapport au boulot abattu…

C’est moi, avec le peu d’instruction que j’avais, qui allais chez le percepteur ou à la chambre de commerce. On me donnait des responsabilités que je devais assumer… Dans les années 1955, un 1er avril, j’étais chargé de porter la recette de la semaine à peu près cinquante mille francs à la banque. Un 1er avril, j’ai perdu cinquante mille francs. Avant de partir pour la banque je déposais le fils du patron chez sa grand-mère. J’avais glissé l’argent dans la poche intérieure de mon tablier. Arrivé chez la grand-mère je dus soulever l’enfant pour le faire passer par-dessus une barrière, j’imagine que l’enveloppe est tombée à ce moment-là, je ne l’ai jamais retrouvée. J’ai été au commissariat faire mon dépôt, ils m’ont dit « Vous pouvez faire une croix dessus. » J’ai récupéré tout ce qu’il y avait sur nos livrets de caisse d’épargne, le mien et celui d’Alice, j’ai emprunté un peu d’argent à mon beau-frère, ça ne faisait pas encore assez. Un épicier bon copain – Roger – m’a prêté les derniers mille francs. J’ai porté les cinquante mille francs à la banque, je suis rentré avec la viande. J’ai tout expliqué au patron. J’avais plus un rond. Au début, mon patron y croit plus ou moins. Pensez, un 1er avril… Puis il a entendu qu’une famille de la Porte d’Aubervilliers avait fait la fiesta – sans doute avec l’arguent perdu ! Avec Alice nous avons dû économiser plusieurs mois pour récupérer cet argent. Mais plaie d’argent n’est pas mortelle !

Lors de la réhabilitation du quartier de la Glacière nous avons monté une société, où j’avais des parts dans l’affaire avec la mère du patron ainsi que le patron. On a conservé cette affaire jusque dans les années 1965, soit une dizaine d’années. La boucherie a été mise en gérance et vendue et j’ai récupéré mon investissement. Puis j’ai terminé ma carrière rue Jeanne-d’Arc.  

C’est pendant cette période en 1959 que j’ai fait un infarctus, restant six mois en convalescence, dont trois sans quitter mon étage. J’étais au travail un après-midi quand je me suis rendu compte que ça n’allait pas. J’ai dit à la caissière « Je ne me sens pas bien, je rentre chez moi. » Le médecin que j’ai vu boulevard Barbès m’a disputé ! Alice avait proposé peu avant qu’on fasse un voyage en Savoie pendant l’hiver – je ne connaissais sa région que d’été, le toubib a dit « pas question ! ». Huit jours plus tard il a fini par accepter, en conditionnant à ce que je voyage couché puis reste quinze jours sans bouger au même endroit. Nous sommes allés chez un des cousins d’Alice de Saint-Gervais-les-Bains, qui était bien logé grâce à son travail au syndicat d’initiative. Je suis resté bon élève quinze jours dans l’appartement, regardant ma femme partir faire de la luge, il y avait un championnat de ski cette année-là…

En 1976 je me suis fait opérer de la vésicule biliaire dans une clinique du XIe arrondissement pas loin de l’endroit où je suis né, par un couple qui s’entendait très bien – monsieur coupait, madame recousait. Paraît qu’il était temps, ma vésicule menaçant d’éclater. J’ai plus tard été opéré de la prostate dans une clinique de Corbeil.

Je prenais mes vacances fin juin, mon patron me prêtait sa voiture, parfois sa maison à l’île d’Oléron. Il m’avait d’abord prêté une petite Renault. Une autre fois il me confia sa 203 camionnette flambant neuve pour la roder, me laissant l’appartement de sa mère à Six-Fours pendant trois semaines. J’avais chaud là-dedans, c’était la première fois que je voyais une voiture avec chauffage, je m’étais promené tout l’été avec le chauffage en marche.

De mai 1968 je ne me rappelle pas grand-chose. Les jeunes se sont défoulés, ont coupé quelques arbres, dépavé l’avenue Junot ou Soufflot et un peu du boulevard Saint-Michel. Il y avait un slogan « Suivez le bœuf ! » relayé par les bouchers suite au scandale du veau aux hormones. Les Américains avaient écoulé de la viande surgelée provenant des surplus de la guerre, quelques bateaux se sont déversés sur le marché français.

Le patron avait deux enfants, une fille et un gars. Lorsque je suis rentré la petite était dans les langes et le garçon à quatre pattes. Ils sont depuis morts tous les deux. Le patron aussi, il a eu un cancer. Un jour il me dit « Paul, vous allez m’emmener passer une radio. » Au retour c’était « M. Paul je suis foutu, j’ai un cancer. » Et il a arrêté de travailler.

De temps en temps il appelait à la boutique et me disait « Je m’ennuie, venez me voir. » Alors j’allais chez lui boulevard Auguste-Blanqui, on jouait aux dames ou aux échecs. A sa mort son fils a repris la boucherie et je l’épaulai jusqu’à mes soixante ans passés. Ça n’était pas évident car il picolait pas mal et était franchement cavaleur, il écoutait parfois mes conseils mais pas toujours. Il a finalement monté une affaire en Russie… A l’époque l’âge de la retraite était à soixante-cinq ans. J’ai arrêté de travailler en 1976 à soixante ans pour motif de crise économique – nous ne livrions plus Buitoni. Corvaisier avait toujours dit qu’il me ferait partir à soixante.

Aux Sables d’Olonne avec la fille de Corvaisier.
Années 1950 (1957 ? 1958 ?)

7. Alice.

Je me suis marié en 1946, à trente ans, à l’église Saint-Ferdinand aux Ternes. Ça m’est revenu après, tout jeune je m’étais dit que je ne marierais pas avant trente ans. Par force…

Dans la famille ils voulaient marier les commerçants avec les filles de commerçants – ce qui était une habitude d’ordre général, sans doute pour une meilleure gestion des biens. Ma sœur m’avait une fois fait venir au mariage de la fille d’un cousin, me payant le voyage, la location du smoking, tout ça pour connaître des filles de commerçants. Une fille de bouchers de Malakoff qui faisaient les marchés « Ah ! Ben ça c’est dans ta branche, des bouchers, et puis elle demande que ça de se marier. » Une boulangère de Montrouge – Maison Colin, m’avait été présentée par des amis boulangers. Pour me séduire elle s’était mise à chanter au piano, d’une voix haut-perchée qui ne m’a pas plu du tout.

Alice communiante. Les jumeaux Alice (cheveux frisés) et Marcel avec leur mère Adelina. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.

Alice n’était pas la bienvenue, elle n’était pas fille de commerçants. Elle a été mise à l’index par toute la famille, on me faisait la gueule. Ça ne nous a pas empêché de nous marier à la mairie du XVIIe en comité restreint, une dizaine de personnes, ma sœur, ma mère, deux témoins… Ma sœur aînée était venue avec son tablier de vendeuse, ne voulant pas perdre sa journée – elle travaillait rue Mouffetard chez sa fille, elle commençait déjà à perdre les pédales la pauvre. Mon témoin devait être mon beau-frère, chez qui je travaillais à cette époque. Mais la répartition de viande hebdomadaire est tombé le jour du mariage, le patron devait tenir la boutique. Il s’est donc fait remplacer à mes côtés par deux de ses amis bistrotiers.

Alice avait un panaris. Je l’ai emmené chez un médecin de quartier. Il nous a adressé à Bichat. Le lendemain, la photo de mariage a été prise, la main dans le dos pour cacher le gros pansement.

Menu du mariage.  

Rosbif (vendu par le patron).
Gâteau de Louise Tournefier.
Bonnes bouteilles offertes à Alice par un client.
Photo de mariage (1946) reproduite avec l’autorisation de Denise Plaquin.
J’avais trente ans, Alice trente-quatre.
Il y avait encore des restrictions importantes, des tickets de rationnement pour tout. Le repas, limité, s’est fait chez ma sœur Louise. Photo prise chez un photographe de l’avenue des Ternes.  

Au verso :
« 22 janvier 1946 »

Alice Ramus (ou Ramuz en Savoie) est née à Paris en 1912, de parents savoyards employés d’un marchand de vin, deuxième d’une famille de quatre enfant. Son plus grand frère André était de quatre ans son aîné. Né à Domency près de Megève en Savoie, il était agriculteur l’été et fartait les skis l’hiver dans une fabrique à Sallanches. Il eut deux garçons et une fille avant de mourir jeune d’une maladie du cœur. Il était très gentil. Son fils aîné était dans l’ajustage, le deuxième était instituteur, la troisième s’est mariée avec un mahométan, contremaître de travaux routiers. Marcel était le frère jumeau d’Alice, faisait de la contrebande entre la Suisse et l’Italie et travaillait dans la même station de sports d’hiver que son frère. Il a passé des journées planqué dans la montagne, par neige ou beau temps, guettant les douaniers. Enfant, il se creva un œil avec une cartouche de dynamite perdue destinée à déraciner les arbres ou exploiter le granit. Adulte il conduisait sa voiture sans permis ni assurance… Il ne s’est jamais marié, il est mort en 1947 d’un cancer. Alice avait reçu un coup de téléphone de l’hôpital de Sallanches, pour lui dire que son frère n’allait pas bien du tout. On n’avait pas un rond, je venais juste de retrouver une place, on a pu réunir l’argent nécessaire au voyage. Lorsqu’elle est arrivée là-bas, Alice a trouvé son frère mort mais sur ces entrefaites son père était décédé également. Le séjour qui devait durer deux jours la retint une semaine, pour organiser les deux obsèques.

La jeune sœur d’Alice, Leona, est née en 1921, elle s’est mariée avec un gars du pays qui a fait toute sa carrière à l’EDF. Ils ont eu un garçon – qui a travaillé dans le plastique à Oyonnax, il parle peu mais il a une mémoire incroyable, il te raconte l’Histoire de France à partir de la date de fabrication de ta machine à laver, et une fille – qui a travaillé à la sécu, très sympa et incollable sur les plantes, ainsi que quatre petits-enfants.

Adelina Jacquemoud et ses filles Léona et Alice. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.
Léona Ramus.

Nous sommes le 16 avril 1921, aux Grangettes à Domancy, dans la veille ferme des Ramus. Alice a 9 ans. Ce matin-là, ses parents lui présentent un tout petit bébé,  « C’est ta petite soeur, on vient de la trouver dans la neige,  elle s’appelle Léona ».
André puis les jumeaux Marcel et Alice étaient nés avant la guerre. Tu adorais nous répéter « Je suis le r’coulin à Thiophile Ramus, l’un des résultats de la guerre». (Le r’coulin est un enfant un peu chétif né bien après les autres.) Et tu rajoutais : « Hein, qu’il est résistant le r’coulin à Thiophile ! »

Bonne élève, certificat d’étude en poche, tu es restée à la maison pour aider tes parents. Hélas, tu as bien vite dû prendre les responsabilités de la ferme en mains. Ta mère frôlait la folie, d’une maladie que l’on appellerait plus tard Alzheimer. Et ton père oubliait les fantômes des tranchées dans la gnole.

Pour couronner le tout, à quinze ans, tu arrives à l’hôpital de Sallanches, sur un char à bancs, avec une péritonite. Le chirurgien fatigué par son travail, refuse d’opérer une moribonde. Le médecin qui t’a examinée insiste. « Elle a une chance sur cent de s’en sortir ! » s’écrie-t-il. C’est ainsi que tu fus sauvée.

De retour à la ferme tu as heureusement pu compter sur l’aide intermittente de tes frères, ta sœur et de généreuses voisines qui t’apprenaient tout. Tu en as gardé un solide sens pratique. Tu nous l’as transmis plus tard.

Une nouvelle guerre. Après 4 ans passés dans la marine, papa vient t’apporter une aide précieuse. La joie d’un premier enfant, Guy, puis Denise, sept ans plus tard.
 
La vie à la ferme t’épuise. Suite à une mauvaise grossesse, la chirurgie te sauve une seconde fois de la mort. Il y aura encore une troisième puis une quatrième fois, mais entre temps, médecine et chirurgie avaient fait d’énormes progrès.
 
Tu aspires à la modernité et te réjouis de suivre papa dans une nouvelle vie. Hélas, le progrès se paie cher. La centrale EDF du Chatellard à Servoz est aux premières loges pour recevoir la pollution de l’usine de Chedde. L’isolement du monde, le bruit et l’absence de soleil te pèsent. Quatre ans plus tard à la centrale des Râteaux de Saint-Gervais, c’est la même chose… mais tu t’y plais, car il n’y a pas de pollution et tu trouves du travail. Lessives (que nous portions dans une grande panière jusqu’à l’usine) et ménages.
 
C’est presque à la retraite que tu as pu renouer avec le monde en prenant le gardiennage d’un immeuble à Saint-Gervais. Tu découvres les contacts humains, tu t’en émerveilles et t’en amuses beaucoup.
 
Enfin, c’est le retour à Domancy, que tu n’avais jamais vraiment quitté. Tu t’occupes du jardin, de tes petites filles et les éduques sainement et solidement.
 
Tu as toujours su comment résister tout en t’adaptant aux aléas de la vie. Tu as beaucoup apprécié ta dernière chambre aux Airelles, exposée plein soleil, face au Mont-blanc, avec le spectacle journalier des allées et venues des élèves du collège. Dernièrement tu me racontais encore cette première hospitalisation à Sallanches à tes quinze ans. En ce temps-là, il y en avait des visites ! Toute la jeunesse de Domancy défilait dans ta chambre ! Ils riaient tellement qu’on les entendait d’un bout à l’autre de l’hôpital ! Evidemment ils ont fini par se faire sortir… et tu as conclu : « J’aimerais que l’on rigole à mon enterrement ! »

C’est peut-être la seule fois de ta vie où tu as évoqué ta fin prochaine.
 
Conclusion de Christian : « C’est ainsi qu’après une vie bien remplie, tu es partie sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, entourée de tes enfants. »
Texte hommage à Léona Ramus, rédigé et confié par Denise Plaquin

Gilbert Poret et Léona Ramus. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.

La mère d’Alice s’est retrouvée seule lors de la guerre 14-18. En sollicitant l’aide d’un député savoyard, elle a pu acheter une ferme abandonnée dépouillée les terres qui allaient avec – ce qui revenait beaucoup moins cher. Elle y éleva une vache et quelques poules, vivant en autarcie. En rentrant en Savoie depuis Paris, elle s’est fait détrousser de son argent qu’elle avait placé dans une poche sous son jupon. De ses enfants elle n’a pu élever que Leona, loin de ses frères et sa sœur. André est parti à Megève chez des cousins, Alice chez sa marraine à Saint-Nicolas de Véroce au-dessus des Contamines à la frontière italienne, Marcel à Sallanches. Le père d’Alice était tailleur de granit.

Aurélie Adelina Jacquemoud (mais on disait Adelina) et Théophile Ramus. Le père d’Adelina a abandonné la famille à la mort de son épouse, pour refonder un foyer à Marignier. Adelina a fui Saint-Nicolas de Véroce. Elle s’est placée comme bonne dans une ferme de Domancy puis a connu Théophile. Celui-ci a travaillé le granit puis est parti quelques temps pour l’hôtel des ventes à Paris. Il a aussi été écailleur d’huîtres, amenant le goût des huîtres dans la famille, chose très positive pour Domancy où la majorité des habitants souffraient de goitres et de crétinisme par manque d’iode. Texte et photo reproduits avec l’autorisation de Denise Plaquin.

Après le certificat d’études à treize ans, Alice fit l’école ménagère à Saint-Gervais-les-Bains chez des sœurs. Elle a fait une saison chez un boulanger en livrant le pain aux hôtels pour les touristes. Sur son lieu de travail elle fit la rencontre d’antiquaires de la capitale qui lui vantèrent la vie parisienne. Se laissant tenter, elle est montée à Paris, nourrie chez ces antiquaires, logée et employée comme bonne à tout faire. Elle fut mieux payée lorsqu’elle travailla pour une boulangerie-pâtisserie à Nation. Elle commença ensuite un stage chez un grand pâtissier de Madeleine (de type Fauchon), apprenant l’accueil des clients et l’art de l’emballage, avant de devenir vendeuse principale à la boulangerie Granger, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, Porte des Ternes, responsable de cinq employées et remplaçant régulièrement la patronne. Nous nous sommes connus à cette époque. A l’époque les communes percevaient une taxe pour toute marchandise entrant sur leur territoire : l’octroi. Je me souviens que lorsqu’elle achetait de l’eau de Javel, elle en payait l’octroi en rentrant vers sa chambre à Neuilly.

Elle a passé la période de l’Occupation à Paris. Elle n’a pas envisagé de retourner en Savoie. Elle ne mangeait pas toujours comme il aurait fallu mais elle ne s’en est pas mal sortie. A la fin de la guerre elle était tout de même particulièrement mince, il faut dire que s’étaient ajoutés ses problèmes de thyroïde. Elle m’a envoyé beaucoup de lettre – une par mois – que je n’ai pas gardées comme tout ce qui relève de cette période.

Depuis notre mariage nous habitions au premier de la rue Labat. Une chambre, une salle à manger, une cuisine. Nous avons loué ce petite appartement de 1946 à 1960. Alice ne se plaisait pas dans le XVIIIe, alors comme elle travaillait dans un bureau de tabac le matin uniquement, elle prospectait l’après-midi. Dans le journal elle a vu qu’un promoteur avocat construisait un immeuble dans le XIVe arrondissement, au 67, rue du Moulin-Vert. Lorsque nous avons visité les marbres n’étaient pas encore posés. Nous avons emménagé au quatrième étage, donnant sur le square de l’Abbé Groult, station Pernety. C’était un spacieux cinquante mètres carrés dont nous étions désormais propriétaires. Nous avons eu un beau prêt à dix pour cent à intérêt dégressif. Nous y sommes restés trente ans.

Malgré leurs ambitions premières de mariage à mon égard, mes sœurs ont accepté Alice. J’ai cependant appris très tard que mon beau-frère, le mari de Louise, avait été très désagréable avec Alice. Lorsque nous étions en visite à Itteville chez eux et que le lundi soir avant de partir j’allais cherche notre voiture garée un peu plus loin, il attaquait Alice sur le fait qu’elle n’était pas à la hauteur, elle n’était pas fille de commerçants, n’avait pas de dot. Quelle importance… Je ne l’ai su qu’après, sans quoi j’aurais foutu les pieds dans le plat. Elle ne me l’avait pas dit, elle ne voulait pas mettre la zizanie dans la famille.

Alice disait que notre couple était parfait – si on faisait le bilan de notre vie. Mais il y a manqué un petit quelque chose. On lui avait dit « Tu as un drôle de bassin, tu ne pourras pas avoir d’enfant. » Faisait-elle allusion à ça ou parlait-elle d’entente physique et de relations sexuelles ? En tout cas Alice aima M. Bonnomet comme son fils, et lui Alice plus que sa mère.

Les personnes qui m’ont impressionné.  

Le capitaine Nadal, au service militaire. Un enfant de troupe qui avait gravi les échelons par ses valeurs humaines et son sens du commandement. C’est le seul officier que j’aie vu qui se défendait face à la montée des Allemands. Il a été fait prisonnier comme moi. Nous nous sommes perdus de vue. Il est parti pour les Oflags – des camps de prisonniers pour officiers.

Mon patron René Corvaisier avec qui je suis resté trente-cinq ans. Ses projets, son enthousiasme, ses idées pour faire vivre la boucherie. C’était un manager, il savait mener ses troupes et était exigeant.

Mon beau-frère Lucien Tournefier qui m’a appris mon métier. Il était patient et avait confiance.

Ma femme Alice Ramus. Elle a su s’adapter à la vie qu’on a eue, surmonter les épreuves et me comprendre. Elle m’a dit à la fin que notre vie de ménage avait été formidable.
Hélène et Gaby.

Hélène était la cousine germaine d’André, Alice, Marcel et Léona. Et Gaby (une tête brûlée selon Paul) un copain de régiment de Gilbert dans la marine à Toulon. Gilbert a connu Léona lorsqu’elle était marraine de guerre, par l’intermédiaire de Gaby.

Hélène et Gaby étaient deux enfants uniques issus de familles aisées pour l’époque. Leur couple quelque peu explosif et les frasques de ma marraine sont restés célèbres dans les mémoires…
Cela n’empêchait pas Alice et Paul de les fréquenter assidûment. C’est chez eux qu’ils se sont rendus lors de la convalescence de Paul suite à son accident cardiaque.


Remarque de Paul Saintenac.

Leur fils – une tête brûlée – (donc Gaby, NDLR) s’est engagé dans la marine et plus tard est devenu responsable de la station de Saint-Gervais-les-Bains, s’occupant de tout ce qui touchait au tourisme. Lui-même eut deux fils, l’un devenant instituteur dans la région – il fit plus tard un infarctus dont il se remit difficilement, l’autre professeur d’histoire-géographie à Nancy. Les deux sont morts récemment. L’instituteur a eu un fils qui est mort d’un accident de plongée en Corse à dix-huit ans. Le professeur n’a pas eu plus de chance avec sa fille, devenue paralysée puis décédée quelque temps plus tard.

La mère de Gaby, Marie-Selenie.

Vieille institutrice ayant commencé à enseigner en 1917, elle me racontait que les femmes d’alors cachaient leur maternité sous d’amples jupes à plis. En précurseure, elle décida qu’il n’y avait aucune honte à enfanter, et en classe, porta de simples robes qui ne cachaient rien de son état. Les notables du village, firent circuler une pétition contre une telle impudeur !  Bien heureusement l’académie les débouta de leur demande et confirma l’institutrice dans son poste.
Toute jeune elle avait voulu confectionner des protections périodiques qu’elle taillait dans des serviettes éponges usagées. Sa mère avait ponctué son initiative d’un : « Ho ! La laida coffe ! » (Ho la vilaine sale !)

Ignorer la sexualité était dans les mœurs. D’ailleurs les femmes ne portaient pas de culotte, ce qui  leur permettait d’uriner debout en toutes circonstances, sans jamais se soucier de l’état de leurs jupes !
Texte de Denise Plaquin, entrecoupé d’une remarque de Paul Saintenac que nous replaçons dans son contexte.

8. Itteville.

Nous venions à Itteville dans les années 1960, où ma sœur Louise Tournefier vivait au 5, route de Saint-Vrain. Elle avait acheté sa maison à la chandelle, ça veut dire aux enchères, passablement délabrée et inhabitée pendant des années. Les planchers et les huisseries étaient pourris, un gros trou traversant le premier étage servait à évacuer la fumée du poêle central installé pendant la guerre. Les anciens propriétaires s’appelaient Loutrel, leur fils vivait en Belgique. Ma frangine s’était fixé un prix de cent mille francs, auquel se sont arrêtées les enchères. Le village nous plaisait si bien qu’en 1970 nous avons acheté au père Bonne un terrain au 9, rue Jean Jaurès, sur lequel une maison fut construite en 1971-1972 sur un modèle exposé à Montlhéry au bord de la nationale 20. Nous avions gardé l’appartement à Paris, que nous n’avons vendu qu’après le délai de trente ans pour ne pas payer la plus-value.


Baptême de la filleule de Paul
Baptême de ma filleule à l’église Saint-Médard dans le Ve arrondissement de Paris.  
Elle s’appelle Sylvie. J’ai cinquante ans à peu de chose près. Alice ne change pas beaucoup.
Alice et Paul avec leur petite-nièce Cécile, dans le jardin de Louise Tournefier, route de Saint-Vrain.
Noël chez une nièce à Chilly-Mazarin.
 
J’ai quatre-vingts ans à peu près.

La maison devait être de plain-pied pour que mes sœurs ne fussent pas mises en difficulté par des marches à monter. Sur les plans l’entrée devait se trouver sur le balcon du premier étage. Nous avons enterré la maison et au gré de la pente l’entrée se retrouvait bien en rez-de-jardin. Vendue pour une salle-à-manger et trois chambre de neuf mètres carrés, nous en avons supprimé une pour agrandir le séjour et le rendre traversant. L’aménagement du terrain fut un gros chantier, il fallut déterrer deux grosses souches de poiriers, un cerisier couché à terre, débroussailler quantité d’orties et de ronces. Le rocher qui orne notre jardin a été trouvé en creusant le sous-sol pour les fondations, d’autres cailloux sont allés former une rocaille à l’entrée du jardin. L’entrepreneur – Maison Houel – habitait le Domaine sur la route de Saint-Vrain. Ne restait à la livraison qu’à faire les papiers et peintures et à aménager le jardin. J’ai nivelé le terrain, retourné et fumé toute la terre des fondations avec l’aide ponctuelle d’un commis boucher portugais certains lundis. Sur ces neufs cent mètres carrés de terrain nous plantâmes des arbres fruitiers, pour être à la campagne que je n’avais jamais connue pendant ma jeunesse.

Alice fut d’une aide précieuse, en Haute-Savoie elle avait vécu proche de la nature. Sur les conseils du Guide Clause : traité pratique des travaux du jardinage, édition 1974, nous creusions à chaque plantation un trou d’un mètre pour planter sur tige nos arbres acquis à la jardinerie Delbard à Evry, ville ancienne. D’abord trois cerisiers – cœur de pigeon, reverchon et cerisier hâtif dont la récolte se faisait à des périodes différentes et nous était disputée par les oiseaux. Deux pêchers étaient placés à gauche et à droite du jardin, l’un donnant des grosses mignonnes à chair blanche, le second une autre variété à chair blanche. Ensuite un prunier rouge et quatre poiriers – des Williams, des Beurré Hardy, des Doyenné du comice et des Conférence. Encore onze pommiers dont il ne reste que six – Primerouge au fond du jardin, Golden Spur, Golden Delicious, Starkrimson, Reine des Reinettes, Granny Smith, Reinette grise, Reinette du Canada, Calville, Belle de Boskoop. Nous avions aussi planté un groseillier rouge à confiture, deux cassis pour la fabrication de vin de cassis, un abricotier qui ne donna point et fut remplacé par un pommier, un mirabellier qui venait de chez ma frangine, un noisetier, des quetsches dont la tempête 1999 a eu raison. Sur tout ça il ne reste aujourd’hui qu’onze arbres fruitiers.

Je m’étais formé au jardinage dix ans plus tôt chez ma frangine où nous avions planté des cerisiers, un pêcher, un mirabellier et des pommiers. C’est également chez elle que j’ai fait mes armes de bricoleur : réfection de plancher, pose de laine de verre, aménagement d’une chambre au grenier avec pose de cloisons en isorel qui devint la nôtre avant la construction de notre maison.

Le jardin ne se résumait pas au verger, mais était aussi le domaine des fleurs d’Alice ; quant au potager, Alice conseillait, j’exécutais. Elle a noté sur la deuxième de couverture de notre traité de jardinage : 

« Tout ce qui pousse sur terre doit être planté à lune croissante. Tout ce qui pousse sous terre doit être planté à lune décroissante. »

« Semer du gros sel pour les échalotes. »

« Repiquer les poireaux à la Saint-Dominique. »

« Les pommes de terre quarantaine ne fleurissent pas avant quarante jours. »

« Contre le ver du poireau utiliser l’insecticide Gatimal ou le malathion. »

« Tailler les aubergines au-dessus du premier bouquet et laisser quatre à cinq branches. »

Pour les arbustes d’ornement :

« Tailler les althéas en mars les rameaux de l’année précédente. »

« Rabattre le deutzia le tiers des branches ayant fleuri. »

« Tailler le seringa après la floraison. »

« Rabattre le forsythia après chaque floraison et couper les sommets des cassis à fleur. »

Il est inscrit également que les thlaspis à fleur mauve ont été donnés par Irène Sorieul.

Le jardin était bordé le long du chemin qui deviendrait la rue Jean Jaurès par l’ancien mur de fortification, large d’au moins cinquante centimètres, dont il ne reste rien si ce n’est quelques fondations sur lesquelles se cassent les pioches.

Les Bonnomet étaient un couple du même genre que nous, sans enfant, et nous sommes beaucoup sortis ensemble pendant plus de dix ans, ils ont toujours été de bon secours.

Dans le salon une grande nature morte représente un bouquet d’anémones rouges et bleues et de marguerites. Acheté sur le boulevard Rochechouart près de la place de Clichy à des rabbins qui exposaient leurs œuvres, Alice qui aimait dessiner les fleurs l’a choisi. Il est signé Desplanide. Un sous-bois verdoyant signé Sourblet fut acheté à notre arrivée à Itteville – au même endroit place de Clichy. Une vue de la rue Montmartre côté rue Lepic, signé AR Noullin nous fut offerte par Louise pour garder un souvenir du quartier. Deux aquarelles de Lucette Tournefier Bardet, qui avait un joli coup de crayon, représentent l’église de Saint-Nicolas de Véroce ainsi que le col des Aravis et sa chapelle peints d’après photos. Enfin la salle-à-manger compte deux émaux de l’abbaye de la Chaise-Dieu figurant la salle des échos.

Aujourd’hui, 15 juin, nous avons mangé les premières fraises de l’année. Dans un grand sac M. Paul a apporté des cartes postales et documents attestant des voyages et des rencontres de l’amicale fertoise des anciens.

J’ai commencé ma vie associative au foyer d’Itteville présidé par Mme Claude Marchand. Ma sœur Louise Tournefier y faisait de l’animation. Grâce aux travaux d’aiguille des dames du foyer, elles vendaient leurs ouvrages et finançaient les voyages.

Nous sommes allés à Epernay et Reims pour de bonnes dégustations – tout un repas au champagne, il y avait de l’ambiance.

Une belle amicale à la Ferté-Alais présidée par M. Coffin – qui demeurait à la Butte – regroupait de nombreuses communes. Après ses quatre ans de présidence, c’est M. Fernand qui lui a succédé, ancien chef de musique d’un régiment de Paris. J’ai pris la suite de Fernand en 1992, à la date où l’amicale soufflait ses vingt bougies en présence du bureau et de l’épouse du fondateur M. Victor Vilair. La journée s’est soldée par une tombola et l’animation musicale de l’orchestre de M. Grimberg et ses trois musiciens. Nos voyages nous ont conduits à Amsterdam, Königsschloss Neuschwanstein en Autriche, Malte.

Après un gain de cinquante mille francs au tiercé, Alice m’a offert une croisière sur le Rhin au départ de Bâle. Elle ne jouait jamais, elle avait misé sur une course car une cliente l’avait incitée à parier avec elle. Strasbourg, Karlsruhe, Mayence, le rocher de Lorelei, Cologne, Rotterdam. C’était la première fois que je retournais en Allemagne, la ferveur patriotique n’était plus la même, casser de l’Allemand plus d’actualité. On a traversé des villes allemandes reconstruites…

Nous avons découvert la Sicile et l’Etna.

Nous avons arpenté la Catalogne et sa Costa Daurada de Tarragone à Cambrils – le port de pêche – en passant par Salou et ses grandes plages. Nous avions séjourné à Salou trois fois avec Alice depuis 1957, ayant découvert cette région par une cliente de ma nièce Emilienne, boulangère à la Mouffe. En y retournant nous avons déjà trouvé du changement.

Nous sommes aussi allé au moins trois fois en Autriche, la forteresse de Hohensalzburg, le Tyrol, Vienne, Salzbourg.

Avec l’amicale de Cerny on est parti dans le fjords de Norvège, en Irlande du Nord arpentant des paysages pauvres entourés d’eau.

A Londres j’ai découvert les pubs où les anglais buvaient une bière sur le bord du trottoir en discutant et mangeant un sandwich dans leur pause déjeuner.

Un autre peuple n’a pas nos habitudes alimentaires : les Hollandais qui déjeunent le matin vers neuf heures, c’est pour eux un vrai repas. A Madurodam vous pouvez visiter la « Hollande dans une coque de noix » tel Gulliver à Lilliput où sous vos pas s’étale une ville miniature. Au Keukenhof se trouve un grand jardin de fleurs – anémones, tulipes, muscaris, hyacinthes, narcisses, lys.

En Ecosse il y avait beaucoup d’élevages de chevaux.

Sur l’île volcanique de Lanzarote dans l’archipel des Canaries nous fûmes pris en photo Alice et moi à dos de chameau. Le chameau est bâti avec deux fauteuils en bois vert de part et d’autre de son flanc sur lesquels nous sommes assis.

Pour aller en Yougoslavie nous avions pris l’avion jusqu’à l’aéroport qui dessert Dubrovnik à Split. Pendant deux jours nous n’avions pas d’affectation et sommes restés sur place. Nous avons visité les îles, souvent on y pique-niquait. Les touristes allemands étaient sans-gêne. Un début d’incendie de forêt nous a bloqué un moment. Nous avons vu le fameux pont de Mostar qui plus tard fut détruit.

Puis Venise et les lacs d’Italie…

Une maxime d’Alice après les opérations chirurgicales disait :

T’as roté

T’as pété

T’es sauvé !

(Ça faisait rire M. Bonnomet.)

Mais dans les années 1990 la santé d’Alice a commencé à défaillir. Elle ne voulait pas me quitter, elle était perdue, elle commençait une maladie d’Alzheimer. Elle sentait ses forces diminuer.

En 2006 elle a fait une mauvaise chute et s’est cassé la jambe, elle n’a pas pu rester à la maison. Hospitalisée à Georges-Clémenceau, elle y restera deux ans jusqu’à son décès le 16 avril 2008. Elle fut enterrée au cimetière d’Itteville le 21 avril 2008.

La vie s’émailla de petits malheurs. Le plus pénible c’est de perdre la vue. Je pense souvent à mon petit-neveu qui est malvoyant, à tout ce qu’il a dû subir. Malgré cela il a voulu continuer et donner la vie. Parfois, tout de même, ne rien voir me démoralise. Je suis passionné de mécanique, je continue d’acheter des magazines qui m’intéressent, je m’équipe de mes lunettes et ma loupe, je repère un mot qui m’intéresse – les trois premières lettre puis les trois suivantes, je reconstitue ce mot, je reprends le début de la phrase et je m’aperçois que ça ne colle pas du tout. Alors je recommence, ça me passe le temps mais j’ai la tête farcie après ça… Jusqu’à récemment j’arrivais encore à jouer à la belote, maintenant il faut que je regarde attentivement la carte qui tombe sur la table.

Je suis encore pas mauvais à la belote, j’enregistre tout ce qui tombe et tout ce qui ne tombe pas. L’autre jour j’étais avec Odette, contre Louis et un autre partenaire. Celui-ci il veut gagner quoi qu’il arrive, c’est le vrai joueur, il ne se contrôle pas toujours : « Tricheur ! Tricheur ! » Mais moi je ne fais que suivre le jeu et je ne veux pas être victime de la triche des autres. « Oui ! Tu as vu que j’avais des piques et c’est pour ça que tu demandes du carreau ! Mais plus il vieillit plus il triche celui-là ! » Et il gueule ; et il gueule. Il pique sa colère, se lève, fait des tours de table puis se rassoit et on reprend. J’attends que ça se passe. La dernière fois on n’était pas beaucoup, une équipe et c’est tout. Mme Rosemond joue avec ses dominos, je ne vois pas assez clair pour l’accompagner. Avant les Richard venaient mais quand il fait beau ils courent les maisons d’hôtes – ils ont bien raison. Ça fait drôle parce que j’ai connu du monde du fait de mes engagements, beaucoup ont disparu. Ils auraient pu m’attendre !

Le jardin ça devient difficile, la terre est basse, de désherber une petite plate-bande me demande du courage. Et quand c’est fait, je ne ramasse pas, je laisse les herbes sur place pour quand j’aurai l’envie de les débarrasser, demain ou plus tard… L’autre jour j’ai ramassé des haricots beurres que je me suis cuisinés mais je ne sais pas s’il en reste sur les pieds ou non. Et encore je me fais gronder si je me fatigue. Ce n’est pas mon tempérament de rester à rien faire, il faut que je m’occupe la tête et les mains. L’autre jour était tombé le manche de ma binette, j’ai retrouvé un bout de bois, il y a un trou avec un clou pour tenir l’engin, il a fallu que je trouve le tout petit clou puis un moyen pour taper dessus. J’y suis arrivé, après m’être tapé vingt fois sur les doigts. Je ne sais pas comment j’ai vécu jusque-là. J’ai sans doute une certaine énergie mais il faut avouer qu’à certains moments je n’ai plus tellement envie, je manque, je n’ai plus assez d’allant pour terminer ce que j’ai commencé. Il y a toujours quelque chose pour me limiter, le cœur qui chatouille, les jambes qui font mal, je fais des exercices et parfois je prends de l’Efferalgan… J’ai encore mal au crâne du côté de ma chute et du côté de mon ancienne sinusite. Tout ne peut pas être parfait.

Le moment le plus dur fut tout de même la séparation avec Alice, à ce moment M. et Mme Bonnomet m’ont beaucoup aidé.

Je vois encore ma nièce Tournefier qui vit dans le Midi – qu’on considérait un peu comme notre fille avec Alice, elle doit avoir quatre-vingts ans. Elle me téléphone presque tous les jours. Ils viennent d’avoir une arrière-petite-fille qui sera par rapport à moi la cinquième génération. Je suis aussi en contact avec mes deux neveux, fils de ma sœur Georgette, l’un est en Bretagne, il était dans la papeterie, il a vécu dans le Centre puis en Alsace où il n’a pas été bien accepté par les locaux, il est maintenant retraité. Il s’était marié là-bas, près de Strasbourg, c’était la première fois que je goûtais de la confiture de rose. Il a une fille infirmière psychiatrique du côté de Rennes, ils ont acheté une ancienne ferme assez grande, une partie pour eux et une partie pour sa fille et son propre fils, musicien d’une trentaine d’années, professeur de guitare au conservatoire de Rennes, il essaie de monter un orchestre avec des copains et peut profiter d’une grange reconvertie en auditorium entre les deux parties de la ferme. Mon deuxième neveu, né en 1946, était mécanicien en aviation, il avait appris son métier à la Butte à Cerny. Il a fait des heures de mécanique pour pouvoir faire des heures de vol. Il a travaillé chez Dassault. Puis il est devenu aviateur, conduisant les ministres depuis Villacoublay, il est à la retraite maintenant. Il s’est marié avec une fille d’entrepreneur dans la peinture, on se sentait un peu les prolétaires face à cette famille. Pour leur liste de mariage ils ont demandé un service en argent, pour nous les pauvres travailleurs il restait le saladier à acheter, le moins cher, qu’on ne pouvait encore pas se permettre. Pour nous faire comprendre qu’on était de mauvaise foi ils ont fini par nous proposer un balai-brosse à acheter. Le jour du mariage la collation avait duré jusqu’à huit heures du soir, avec Alice nous travaillions le lendemain, au moment de dire au revoir personne ne nous a proposé de rester dîner, tout ça nous avait blessé. Ils eurent une fille et un garçon. Je ne vois plus que son frère, celui de Bretagne, par qui j’ai des nouvelles.

Il y a encore des Saintenac aux alentours de Paris. Des hôpitaux m’ont déjà appelé pour me dire qu’ils avaient dans leurs lits un ou une Saintenac dont ils cherchaient la famille.

Aujourd’hui moi aussi je sens mes forces défaillir. Je veux faire quelque chose mais j’ai du mal car je ne vois plus beaucoup. Il me faut beaucoup de patience ! Il y a des moments où c’est dur, je serais presque découragé. Mais je n’abandonne pas, je n’ai jamais rien abandonné, il y a toujours l’espoir de meilleurs moments !