Après que mes parents ont vendu leur commerce, nous nous sommes installés à Bécon-les-Bruyères, cinq kilomètre à l’ouest de Paris, grâce à un beau-frère, marchand de farine, qui avait été au courant d’un logement disponible. Vous pouvez chercher, il n’y a que la gare qui s’appelle Bécon-les-Bruyères. D’un côté c’est Asnières, de l’autre Courbevoie et puis Bois-Colombes. Quoi qu’une chose que je ne comprends pas, c’est que sur certaines photos ou cartes postales il y avait un château à Bécon. Nous vivions précisément à Bois-Colombes. C’était véritablement la campagne, des vaches produisaient du lait dans de petites fermes laiteries. Le lait était vendu sur place. Il y avait beaucoup de jardins, on habitait chemin de la Réunion à côté de la rue Faidherbe.

Notre maison jouxtait un grand entrepôt tenu par un Auvergnat qui livrait le charbon et le bois dans toutes les maisons. La nuit il avait une deuxième activité, il travaillait pour des journaux, le Parisien, l’Excelsior et un troisième dont j’ai oublié le nom, il manipulait des grosses bobines de papier pour imprimer les quotidiens du matin. Si le Parisien, qui s’appelait d’ailleurs le Petit Parisien valait cinq sous, l’Ami du peuple devait en valoir deux. L’Excelsior, c’était plus cher, papier glacé et beaucoup de photos. Beaucoup des journaux de l’époque paraissaient plusieurs fois par jour, pour l’Intransigeant par exemple, on entendait les porteurs criant dans les rues « Demandez l’Intran, troisième édition ! » ou « l’Intran, quatrième édition ! » Rien qu’à la Poste, il y avait trois distributions par jour, deux le matin, une l’après-midi, ça faisait du travail ; on a fait du progrès mais on a fait du chômage. Maintenant, le métro marche tout seul sur certaines lignes. Dans le temps, il y avait un gars qui vendait les billets, un poinçonneur, un machiniste, un gars qui ouvrait les portes, un contrôleur, un chef de quai… C’est chez cet Auvergnat que j’ai vu le premier poste de TSF, un poste à galène, il captait via son émetteur des nouvelles et de la musique. Un fil montait à la suspension, branchée à l’électricité.
Son fils, un grand gaillard sportif un peu plus âgé que moi, féru de marche à pied, travaillait avec lui au Parisien. Sa mère voulant qu’il soit costaud lui donnait comme repas du soir un bol de vin rouge avec du pain coupé dedans. Il a plusieurs fois participé à Paris-Strasbourg à la marche – sans finir la course, son nom : André Bonhomme. Nous nous sommes perdus de vue en 1939.
Le coût de la vie avait énormément augmenté après la guerre. Notre maison comprenait deux logements, nous vivions chichement à six dans l’un d’eux. Il n’y avait ni électricité ni gaz, l’eau et les toilettes sur le palier. Le logement était composé d’une cuisine, une salle à manger et d’une chambre dans laquelle se trouvaient deux grands lits, mes deux sœurs occupant l’un d’eux tandis que je partageais l’autre avec ma grand-mère maternelle. Les parents dormaient dans la salle à manger, il restait tout juste de quoi passer entre leur lit et la table pliante. Madeleine était déjà mariée et avait quitté la famille. Mes deux sœurs travaillaient à Paris, courant après le train tous les matins direction Saint-Lazare.
On s’éclairait à la lampe à pétrole et plus tard à la lampe pigeon – une petite lampe à pétrole facilement transportable. Mon père m’avait fabriqué une table pliante – c’est une de mes nièces Sylvie qui en a hérité – que je plaçais devant la fenêtre pour travailler à la lumière du jour. Mon père était derrière moi et de temps en temps frappait la table d’un coup de casquette « Qu’est-ce-que je t’ai dit ? C’est pas comme ça que ça s’écrit ! ».
Mon père était chasseur mais n’avait pas voulu reprendre de permis. Je me rappelle l’avoir vu faire ses cartouches, préparées selon le gibier. Il a fini par vendre son fusil par l’intermédiaire d’un beau-frère chasseur.
A cette époque on commençait à électrifier le quartier. Les terrassiers avaient creusé de longues tranchées et tiraient les câbles. « Tu vois mon petit gars, si tu travailles bien à l’école c’est toi qui siffleras pour donner la cadence, sinon tu seras à la manœuvre ! » Ça m’est toujours resté.
Un jour que je partais à l’école, mon père m’a rappelé et m’a montré mes chaussures, elles étaient tout boueuses. Il en a pris une, me l’a cirée puis m’a dit « pars à l’école comme ça, tu verras la réaction de tes camarades. » En matière d’éducation mon père marchait beaucoup à la compréhension, il ne me frappait pas, mais cherchait des exemples pour me faire réfléchir et agir. Mon père voulait que je sois instruit, il rêvait que je sois ingénieur aux Arts et Métiers. Hélas les aléas de la vie en ont décidé autrement.
Au rez-de-chaussée demeurait un ancien combattant – un mutilé de guerre à qui il manquait un bras. Joseph Descouvière, un Normand, il avait quatre enfants : Germaine, Georges, Marcel et Léon. Toute la famille vivait dans deux pièces, comme chez nous. Ce voisin était concierge chez SKF – entreprise suédoise de roulements à bille. Ayant pu obtenir un logement de fonction dans l’usine SKF, la famille est partie après cinq ou six ans. L’ainé des enfants était télégraphiste, puis facteur jusqu’à son service militaire. Après l’armée il est entré dans la police et on s’est perdu de vue. La famille Descouvière a été remplacée par la famille Etienne qui avait un enfant, Jacques. Le père travaillait chez Hispano-Suiza qui fabriquait des moteurs d’avions et la mère était couturière à domicile, elle possédait une machine à coudre. L’appartement était équipé de l’électricité, ce qui n’était pas notre cas à l’étage du dessus.



Chez SKF il y avait une équipe de foot, quelques ingénieurs étaient doués. Moi aussi je jouais avec eux, dans l’équipe des minimes, ailier droit, je courais vite et je marchais bien à droite. J’étais aussi dans le club d’athlétisme d’Hispano-Suiza, course à pied, lancer de poids. Un professeur m’avait proposé de participer à un concours organisé par l’Intransigeant, un quotidien parisien. J’ai pris le métro pour la première fois tout seul, direction Porte de Versailles je crois. J’y ai gagné deux médailles, dont une bidon juste pour dire que j’étais passé par là et une pour mes performances en course à pied. J’ai attaché ces deux médailles à ma montre. Plus tard lorsque j’étais prisonnier, j’avais cloué cette montre au-dessus de mon lit, flanquée des deux médailles. Lorsque j’ai été hospitalisé en urgence et que des gars ont été chargés d’emballer mes affaires, ils ont oublié ma montre fixée au mur. C’était une montre à clef en argent que mon père avait achetée à Craponne – c’était gravé dessus avec le nom du bijoutier. C’était sa première montre – une montre oignon. Je suis resté sportif toute ma jeunesse, même seul tous les lundis matins j’empoignais mon vélo pour faire des tours de Longchamp ou filer à Versailles ou Rueil. Puis je rentrais à la maison pour couper du bois – n’ayant pas de gaz. J’ai aussi beaucoup fréquenté les piscines de Amiraux – dans le XVIIIe – et de la Jonquière – près de la Porte de Clichy.



Ma sœur Louise a travaillé un moment comme ouvrière chez SKF. Plus tard elle a travaillé à Maison Martin, un marchand de tissu parisien. Georgette a suivi la même voie. Le dimanche, Louise et Georgette allaient vendre de la pâtisserie dans le commerce de Madeleine. C’est là que Louise a fait la connaissance de Lucien, boucher qui travaillait plus loin rue Marcadet dans le XVIIIe arrondissement, et qui deviendra son époux. Mon père fut menuisier chez SKF pour mettre du beurre dans les épinards jusqu’à sa mort.
J’ai fait l’école communale à Bois-Colombes. J’étais au groupe Paul Bert, près de la gare et de l’église. J’ai commencé à la maternelle où j’étais le caïd, chef de bande de quatre à sept ans.
Vers six ans j’ai fait ma première expérience de science naturelle. Le maître au nom à consonance alsacienne du style Sauber, frère d’instituteur et fils d’instituteur, nous a fait germer des petits pois et demandé d’observer la pousse. A la suite de cette expérience, j’ai planté des haricots grimpants le long des jardins et nous avons fait une récolte de haricots. A la même époque j’ai un souvenir d’Auvergne, sans doute de vacances d’été où nous étions avec mes sœurs, mes parents restant à Bécon faute de moyens suffisants.
A sept ans je suis entré à l’école de garçons en neuvième. J’ai toujours été turbulent, je n’aimais pas les injustices, lorsque je voyais un petit qu’on maltraitait, je bagarrais. Une fois mon père a été convoqué à l’école pour me raisonner.
J’ai fait mes grandes études jusqu’en première, au niveau du certificat d’études. J’ai sauté deux classes. Le certificat d’études était difficile, il fallait savoir tous les départements, les préfectures et sous-préfectures, les colonies françaises, dont les comptoirs en Inde. Ma sœur aînée était incollable sur les départements, elle pouvait sortir toutes les sous-préfectures… J’ai perdu tout ça. Un de mes maîtres s’appelait Monsieur Cochon, il était mon enseignant l’année où mon père est décédé, en 1928. Le maître ne comprenait pas que cela puisse me troubler, il disait que j’étais fainéant et lorsqu’il était en colère il m’appelait Grosse flemme. Cette année-là je n’ai pas eu le prix d’honneur ou d’excellence, mais simplement une mention assez bien. J’ai passé mon certificat d’étude en 1930 à Bois-Colombes suivi du concours général du canton où j’ai terminé deuxième. Je ne me souviens pas du détail des épreuves, mais il y avait une épreuve de français, de mathématiques, d’histoire géographie et de chant. Après les résultats mon maître m’a demandé ce que je voulais faire, étant entendu pour lui que je poursuivrais mes études. J’ai répondu que c’était tout trouvé, je serais boucher ou boulanger. Je voulais gagner ma vie et aider ma mère qui avait sa propre mère à charge.






Dans la même période j’ai fait ma communion à Courbevoie à la paroisse Saint-Maurice, affublé pour la première fois d’un pantalon long taillé dans un vieux vêtement de mon père, tel que le raconte cette chanson canadienne :
Quand mon grand-papa mourra
J’aurai sa belle culotte
Quand mon grand-papa mourra
J’aurai sa culotte de drap
J’allais à la messe tous les dimanches, j’étais enfant de chœur. C’était une belle église assez cotée : deux curés, un ou deux abbés, un vicaire… C’était la partie riche de Courbevoie. J’y ai assisté à un évènement formidable : le baptême d’une cloche que les dons des paroissiens avaient permis d’installer. C’est le cardinal de Paris, Monseigneur Dubois je crois, qui est venu la bénir. Nous les enfants de chœur étions en aube rouge avec calot et surplis en dentelle blancs. La cloche avait une robe de baptême tout en dentelle. Etaient là ses parrains et marraines. A cette occasion nous avons mangé des dragées. C’était une belle cérémonie, c’était une paroisse riche, aux grandes occasions un chantre de l’opéra de Paris, un baryton venait chanter.
Le jeudi après-midi nous allions au patronage. Après le salut nous avions des séances de cinéma. C’est là que j’ai vu mes premiers films. C’était un Pathé Baby, il fallait tourner la manivelle, on diffusait Rintintin chien-loup, Bibi Fricotin, Charlot et Buster Keaton. Le premier film parlant que j’ai vu c’est bien des années après, en 1935-1936, un film avec Tino Rossi. Il chantait :
Là-bas, près des côtes de France,
Dans la mer immense,
Sous le soleil de midi
Il est un vrai coin de paradis,
Que je chéris,
Oh Corse île d’amour,
Pays où j’ai vu le jour,
J’aime ton frais rivage,
Et ton maquis sauvage.






Dans une salle de spectacles, des troupes de comédiens présentaient leur travail. C’est là que j’ai vu ma première opérette L’ami Fritz. J’ai vu également les Noces de Jeannette et les Cloches de Corneville. Les familles pouvaient assister aux spectacles moyennant finance. Au patronage on jouait et quelques fois l’abbé de La Chambre, troisième vicaire de la paroisse Saint-Maurice de Bécon-les-Bruyères, un bel homme sportif, nous emmenait au bois de Boulogne en nous payant le tramway. C’était un abbé moderne, il partait randonner en montagne, avec son sac à dos. Je me souviens qu’il emmenait un revolver dans son sac, je me suis toujours interrogé sur la présence et l’usage de ce revolver. Après le patronage, il y avait un cercle pour les jeunes, on se retrouvait avec tous les jeunes du diocèse dans une grande salle et on jouait au billard ou aux cartes ou certaines fois on regardait du cinéma avec le fameux Pathé Baby. C’était bon enfant, on se retrouvait une ou deux fois par semaine. On a fait notre confirmation au Sacré-Cœur de Montmartre. Mon père était déjà mort, ma mère était présente pour l’occasion. Je portais pour la première fois un pantalon long et un blouson. On m’avait habillé à Clichy, chez Sigrand, un tailleur de confection installé près de la mairie de Clichy dans le quartier des grands magasins. Je portais un brassard blanc au bras gauche et pour cette occasion le Cardinal Verdier officiait. C’était pour moi un grand événement car jusque-là les habits que je portais étaient cousus par ma mère ; si d’aventure on m’achetait un vêtement, on prenait garde de le choisir avec une ou deux tailles de plus, pour me permettre d’en tirer le plus de profit.



Bon, quand on grandit on a un peu moins la foi, on croit peut-être un peu moins et les événements s’en chargent aussi…
Ce que je pense également, c’est que les curés ne voulaient pas instruire tout le monde, le peuple devait rester dans son ignorance pour croire en quelque chose. En Haute-Loire les curés étaient très influents et essayaient facilement de recruter dans les familles nombreuses. Ils avaient jeté leur dévolu sur mon parrain et son frère – Paul et François, qui ont suivi le petit séminaire à Notre-Dame de France au Puy. L’un y est resté pour finir professeur au sein du collège et l’autre a pris ses cliques et ses claques pour Paris rejoindre ses autres frères. Il a travaillé dans un bistrot et y est décédé prématurément des suites de l’alcoolisme. Mon parrain était défroqué, il ne portait pas la soutane, jusqu’à ce que Pétain ne l’autorise à nouveau par décret. Nous l’avons revu après la guerre, vieux et retraité, portant toujours la seule soutane qu’il possédait – elle était sale. Nous avions mangé au sein de sa communauté, il m’avait dit « Laisse un petit peu dans le plat, pour montrer que tu n’es pas un goinfre. » Et au moment du café, y rajoutant son fond de vin « Ne dit rien, ça va remplacer la goutte. »



Je me rappelle la construction du pont de Levallois. Mon père allait à la pêche au pont d’Asnières, et moi après son décès j’ai voulu aller à la pêche et j’ai pris ses gaules. J’avais des mouches, mais au lieu de les promener au-dessus de l’eau je les noyais, comme des vers de terre et bien sûr ça ne voulait pas mordre et ce fut un échec. Les autres fois aussi d’ailleurs, je ne fus pas bon pêcheur.
C’est au pont d’Asnières que j’ai appris à nager grâce aux Sauveteurs de la Basse Seine, ils vous mettaient dans l’eau et débrouille toi. Toutes les eaux usées de Paris se déversaient à cet endroit, il vous passait tout un tas de cochonneries sous le nez. J’ai un peu mieux appris dans les piscines. (En face d’une boutique ou j’ai travaillé plus tard, un monsieur d’environ quatre-vingt-dix ans se rendait tous les deux jours à la piscine des Amiraux, à un kilomètre de marche. Il était originaire de La Réole, près de Bordeaux, il m’a toujours dit de manger de l’ail pour conserver la santé. Je l’ai écouté, je mets toujours de l’ail un peu partout.) Entre le pont de Levallois et le pont d’Asnières au bout de l’île de la Jatte, on allait voir les régates entre les différentes sociétés nautiques dont les Sauveteurs de la Basse Seine. C’était des courses de skifs à deux, quatre ou huit rameurs. Le barreur donnait la cadence. A ces régates il y avait beaucoup de monde. Un vendeur de cacahouètes criait « Papa pipi popo maman caca cacahuète ! » et vendait ses petits sachets de cacahuètes pour deux sous. Quelques fois il y eut des joutes lyonnaises, des embarcations avec au moins quatre rameurs, au bout de la proue sur une plateforme se dressait un jouteur armé d’une grande gaule avec au bout un gros tampon, cherchant à déstabiliser l’autre jouteur. Cela se terminait par un jouteur à l’eau et la victoire de l’autre bateau.



Avec des camarades une à deux fois par an on allait à pied à la fête à Neuilly que tout le monde appelait la fête à Neuneu. Elle s’étendait de la porte Maillot au pont de Neuilly, toute la partie centrale était occupée par les forains, et de part et d’autre ne restait qu’une étroite voie pour le passage des voitures et du tram. On faisait cinq kilomètres à pied depuis Bécon pour ne pas manquer cette fête. Comme on n’était pas très riche, on regardait plus qu’on ne participait – on devait se payer un tour de tir à la carabine comme tous les jeunes ! Le soir les filles nous accompagnaient, il y avait une petite Bretonne, Joséphine, qui m’offrait des cigarettes américaines car elle aimait l’odeur de ce tabac. Dans la petite bande, certains se sont mariés, mais on s’est tous perdus de vue avec la guerre. A Bécon il y avait un petit bistrot près de la gare qui possédait un piano mécanique, c’était un lieu de rendez-vous pour les jeunes pour danser.



Pendant les vacances en Auvergne, je me souviens être allé à la pêche avec mon oncle Joseph qui demeurait en Algérie et venait l’été rendre visite à sa mère. Il voulait me montrer comment il pêchait la truite dans les ruisseaux de son enfance. Il m’a fait prendre un seau et une bèche, mais aucune canne à pêche. Avec la bèche il a construit un barrage sur l’eau et avec le seau on a vidé l’eau du barrage. Bien sûr, les truites de cette zone ont été immédiatement pêchées. Il savait observer le cours d’eau et repérer les zones un peu profondes où aimaient se cacher les truites.
Mon oncle Joseph possédait à Alger une boutique rue d’Isly qui distribuait des dentelles du Puy-en-Velay, des gants et des lingeries pour dames. Il avait émigré en Algérie avec un frère Laurent et une sœur Jeanne. Laurent habitait Oran et y travaillait dans le tramway. Il eut une fille qui se maria avec un aviateur français de descendance espagnole. Joseph eut aussi deux garçons. Il avait monté un grand garage Citroën à Alger où travaillèrent ses deux fils. Joseph aurait voulu m’emmener avec lui à Alger pour le seconder dans la gestion de son garage, il pensait que ses fils n’étaient pas à la hauteur et qu’il y avait du laisser-aller dans la gestion des pièces détachées et des outils. Les garçons étaient un peu trop portés sur l’anisette, tout comme leur tante Jeanne qui d’ailleurs est morte assez jeune en Algérie. Lorsque mon oncle Joseph, de visite à Paris peu après la mort de mon père, m’a fait la proposition de partir avec lui, j’étais à la maison en train de clouter les semelles de mes chaussures pour en économiser le cuir. J’ai refusé de le suivre non pas par peur de l’aventure mais pour ne pas abandonner ma mère qui était veuve et avait sa propre mère à charge. Mon oncle Joseph possédait un don, il savait lire dans les lignes de la main et ce jour-là il a lu les lignes de ma main, et beaucoup de ce qu’il a prédit est arrivé « la chirurgie, le couteau y passe et tu seras pas loin d’y passer ». Il s’est dit en se grattant la tête « Il faut que je regarde d’autres mains de jeunes comme toi, car si j’y trouve beaucoup de chirurgie, ça doit vouloir dire qu’il y aura une guerre ! » Il m’a dit que je vivrais assez vieux quand même. Il a écrit un livre Le saint du ravin au sujet de ce don et de sa vie à Alger. Le livre fut édité à Alger mais malgré mes recherches je ne l’ai jamais retrouvé et n’ai jamais pu le lire, hélas. Il se soignait avec les plantes et produits naturels. Pour soigner les aigreurs d’estomac de ma mère il pilait du charbon de bois avec du miel. Il conseillait de prendre un laxatif de temps en temps pour avoir les intestins dégagés. J’ai tout de même certaines notions dans les lignes – ligne de vie, ligne de cœur, ligne de tête, si tu travailles, si tu es violent, si tu vas vivre vieux, la vie amoureuse, la ligne de chance qui remonte et peut rattraper tout, les îles de la ligne de vie comme les anicroches, les creux pour les opérations et puis quand ça repart ça y est c’est sauvé… Mes petites îlettes et anicroches à moi elles sont passées.
Mon père nous donnait une tisane laxative le soir, c’est comme ça qu’on soignait les gosses.
Mon Père est mort à cinquante-neuf ans d’une rupture du pylore un soir à la maison, alors que nous étions en famille avec ma mère et ma grand-mère. Ma mère voyant mon père cracher du sang a prévenu la voisine du dessous qui est venue nous assister. Sûrement un ulcère, il s’est vidé de son sang. Comme j’étais enfant on a pris soin de m’épargner en me reléguant dans une chambre voisine. Il a pu parler un peu à ma mère. On a gardé son corps jusqu’à la mise en bière. Les pompes funèbres avaient habillé la porte d’entrée d’une tenture. Mon père est mort à la maison et avec lui ses rêves d’ingénieur pour son fils Paul. Il fut enterré au cimetière de Bois-Colombes après une bénédiction à l’église. Nous sommes restés seuls, ma mère, ma grand-mère et moi.
Après la sortie du dimanche on allait sur la tombe du père.
De cette période deux photos sont emblématiques. La première prise en 1928 prise sur le pont de chemin de fer à Bécon : Paul en costume gris teint en noir au décès du père. La seconde date de 1934, pantalon de golf et marcel, la photo est prise à Asnières devant l’immeuble où vivent les copains André, Odette, Raymond, Simone et René Bouvard chez le grand-père Baron. La famille initialement installée à Bécon a déménagé suite à la séparation des parents. La mère et les cinq enfants vivent chez le grand-père.



Mes souvenirs sont précis après la mort de mon père, comme si cette période coïncidait pour moi avec une prise de responsabilité.