Le 2 septembre 1937 j’ai été incorporé au cent-quarante-sixième régiment d’infanterie de forteresse, à Teting près de Metz, remplacé à la boucherie par un commis que j’avais formé. Le service militaire j’ai pris ça du mieux possible, en tout cas je n’ai jamais été puni. Je n’en serais finalement libéré qu’à la fin 1944, pour maladie.
Ma mère a fait un AVC au moment où je partais, elle ne put plus parler pendant au moins trois jours, elle voulait nous dire quelque chose et ça ne voulait pas sortir alors elle pleurait. Ce fut le premier d’une série de trois, le troisième l’a emportée.
J’y ai appris le maniement des armes, la nomenclature de chaque pièce, en principe on apprend aussi à obéir. Cela dit lorsqu’un ordre me paraissait curieux et que je demandais des explications aux gradés, on ne me les refusait généralement pas.
Pendant les classes je me suis claqué un muscle de la cuisse en sautant en longueur, ce qui m’a valu un mois d’immobilisation à la caserne. Pendant cette période j’ai remplacé le chef cuisinier qui s’était blessé en se flanquant un coup de couteau dans le dos… Le couteau avait été glissé dans un sac avec des morceaux de graisse de bœuf destinés à être fondus pour la cuisine. Saisissant le sac, il l’avait lancé par-dessus son épaule. La blessure n’était pas grave, il avait tout de même été arrêté huit jours.
On m’a dit « vous allez faire le peloton », c’était la formation des élèves caporaux, pour passer sous-officier et ce qui s’ensuit. J’ai dit « je veux bien, si vous m’occupez, je veux me rendre utile. » La ligne Maginot n’était pas tout à fait finie, on coulait encore des blockhaus, des abris pour les mitrailleuses et les canons antichars. Le peloton je l’ai suivi un bon moment. J’avais de bonne appréciations mais on m’a dit « Pour vous parfaire, il faut que vous achetiez Le Parfait gradé. » Ce manuel coûtait vingt francs. Comme soldat je gagnais dix sous soit cinquante centimes par jour, des timbres et un paquet de cigarettes par semaine que je revendais. J’envoyais cet argent à ma mère et ma grand-mère. C’est donc là que s’est arrêtée ma carrière de gradé. « Bon, vous allez faire autre chose : le téléphone de campagne. » Un stage de télégraphiste-téléphoniste. J’ai donc dû apprendre le morse, tic-tic-tic, on déroulait des fils pour avoir le poste émetteur et le récepteur. Cet apprentissage m’a encore rajouté un bon mois.

Pour rire, j’ai écrit une lettre en morse à ma fiancée Alice, qui a dû avec un rudiment d’alphabet morse la traduire. Je me souviens de la base : T. M. O. C. H. E. I. S. H. Savoir ces lettres permet de coder S. O. S.
Puis, ils ont demandé les gens qui avaient le permis de conduire, dont je faisais partie. Nous devions être sept ou huit sur tout le bataillon, partis à Metz apprendre à conduire des engins tractés à chenilles – des chenillettes de ravitaillement.
J’y ai eu quelques incidents de santé, dont une sinusite provoquée par une dent cariée et une infection dentaire mal soignée. J’ai été hospitalisé un mois à l’hôpital de Metz où l’on m’a administré des lavages de sinus, ce qui m’a laissé un souvenir douloureux. Lorsque je me suis rétabli, j’ai pu aider un peu les infirmières au chevet des malades, tenant le haricot. Après cette hospitalisation on m’a donné une permission pour les fêtes de Noël – environ huit jours, mais j’ai rechuté et été hospitalisé au Val-de-Grâce quinze jours. Ils m’ont donné une capote toute déchirée de la guerre 14-18, j’avais l’air d’un clochard. Je toussais beaucoup. Ils ont essayé les enveloppements qui n’ont pas marché. J’ai suggéré à l’infirmière que les ventouses me réussiraient bien, de l’expérience que j’en avais. Elle me les a posées puis m’a oublié. Trouvant le temps un peu long, je me suis dirigé vers son bureau… « Mais qu’est-ce que vous faites là ? » Heureusement, elle m’avait à la bonne donc elle ne m’a pas disputé, quand vous êtes gentil avec les gens ils vous le rendent.
Un 14 juillet 1937 ou 1938, le capitaine voulait faire un défilé au monument aux morts de 14-18. Nous étions encore des bleus, nous avons présenté les armes. Le maire de Teting devait faire un discours, il a commencé en allemand. Ils avaient beaucoup d’affinité avec les familles allemandes de l’autre côté de la Sarre. Le capitaine l’a stoppé net, lui réclamant un discours en français. Le maire a dû arguer que ses administrés ne comprenaient que l’allemand. Aussitôt le capitaine a arrêté la cérémonie et a fait faire à ses troupes demi-tour.



L’équipe de cuisiniers du camp militaire. Paul est le premier au troisième rang à gauche.
« 339 au jus » ça veut dire qu’il reste 339 jours à faire. Il était coutumier de refaire une photo aux 120. Tout en haut à mon côté c’est un sergent qui était tous les jours en cuisine pour nous surveiller, un Normand, charcutier de profession : Cozat. Celui qui lui passe la main sur l’épaule c’est Babel, une sorte de vaguemestre. Pichino et Polo sont à leur gauche. Au deuxième rang en partant de la gauche : un Nordiste, mineur à Denain, les autre, leurs noms m’échappent, il faut dire qu’on avait plutôt l’habitude de s’appeler par des surnoms. La porte d’entrée numéro 20 est la porte de service des cuisines, c’est par là que je recevais les quartiers de viande. Au dos de cette photo est inscrit : « Ma chère maman, Je t’envoie une photo prise à côté des cuisines de Teting et tu peux de rendre compte que je ne maigris pas, au contraire ! J’espère que tout le monde va bien et que Lucette est toujours bien sage. As-tu des nouvelles de tous tes gens ? Moi, je n’ai que des nouvelles de la maison Tournefier. Sur ce, ma chère maman, je te quitte dans l’espoir que la présente te trouvera en bonne santé, en t’envoyant mes plus affectueux baisers, Paul. » |
En février 1938 je suis retourné au régiment. Il y eut une alerte, des troupes allemandes étant dans la Sarre, nous avons ravitaillé tous les blocs. On roulait la nuit. Ils avaient mis les mines antichars évidemment, il fallait passer au travers. Je continuais de travailler aux cuisines et le soir je conduisais les chenillettes. J’étais avec un sergent de carrière, s’il faisait quarante-cinq kilos c’était bien tout, la peau sur les os. Il avait dû faire les colonies, le pauvre garçon. Je l’ai eu comme conducteur dans la chenillette, c’est-à-dire qu’il devait me donner les directions à prendre. La plupart du temps il dormait moitié cuit. Je menais toute la bande de six chenillards. On roulait de nuit, on se planquait dans les vergers. Au matin il me disait « allez Saintenac, on va boire un café ! » Moi je buvais un café, lui c’était un Pernod. Sans eau.
Celui qui ne pouvait pas me piffrer c’était le fourrier, un sergent-chef, il me donnait des corvées. Mais aux cuisines, il n’y a pas de corvée, on est dedans toute la journée…
Cette alerte avec mobilisation de réservistes a fait passer le camp de Teting de cent-cinquante à trois-cents militaires et a duré quelques mois.



Avec une cigarette à la bouche, ça fait toujours plus viril sur les photos. |
Après une période de trois mois sans sortie autorisée, je pris régulièrement des permissions, mais il fallait aussi faire le mur et prendre garde à rentrer pour minuit. J’ai écrit bien sûr de nombreuses lettres, toutes y compris celles de la période du stalag ont été détruites.
J’allais voir Alice. Je l’avais connue avant de partir au régiment, au bal de la boulangerie, le 21 juin 1936. A l’époque c’était la Sainte-Alice – maintenant c’est le 18 ou 19 décembre. J’avais été invité par mes deux beaux-frères boulanger et marchand de farine en gros – celui-ci a travaillé avec le moulin du Gué à la Ferté-Alais. Nous n’étions pas invités au repas mais au bal pour animer de notre jeunesse cette assemblée de patrons. Avec Alice nous avons dansé valses, tango et charleston toute la nuit, nous séparant par le premier métro. Elle était vendeuse du côté de République et faisait la livraison à domicile. Par exemple un colonel de l’armée, il lui fallait tous les jours à sept heures sa baguette chaude et son journal. Il fallait livrer les particuliers, les bistrots, les gares avant les premiers départs de trains. Le pain, les croissants. Elles étaient six pour les livraisons, le matin à partir de cinq heures. Alice avait quatre ans de plus que moi. Nous nous sommes donnés rendez-vous le lundi suivant autour du lac du bois de Boulogne – elle travaillait Porte des Ternes pas loin, elle ne travaillait pas le lundi et moi non plus. Plus tard nous irions au cinéma, au théâtre, à Luna Park – un parc d’attraction avec manèges et bal.



En 1936 il y eut l’Exposition universelle au Trocadéro. J’ai pris un mois avant de partir au régiment, Alice avait ses vacances à ce moment-là. On est allé visiter, un client d’Alice tenait l’entrée et de temps en temps nous donnait des tickets à l’œil. C’était joli, il y avait du monde, de grands bâtiments. Les plus représentés étaient la Russie et l’Allemagne. L’un en face de l’autre, c’était à qui serait le plus colossal. Nous avons mangé dans un restaurant avenue de la Grande-Armée, à côté d’une mémère qui utilisait son masticateur pour nourrir son chien édenté. L’été 1936 a été gai pour nous. Pourtant l’atmosphère était couci-couça, la guerre d’Espagne faisait déjà rage, Hitler en profitant pour essayer son matériel militaire.
Comme militaire, il était appréciable d’avoir quelqu’un à qui penser et à qui écrire.



Paul et Alice au bois de Boulogne.
Au verso de cette photo : « Lundi 28 juin 1936 » Une étiquette « Toi et moi » comme celles qu’on trouve quelques fois sur les oranges « Vingt ans » Alice était en vacances, moi aussi. Nous avons visité l’Exposition universelle. |
Je devais être démobilisé en 1939, hélas les évènements en ont décidé autrement. J’avais encore fait le mur, voilà que j’apprends qu’il y a mobilisation générale. Alors il a fallu que je rentre vite fait. Je suis rentré à temps, je n’étais pas déserteur. Il ne faut pas se plaindre, mon beau-frère né en 1890 a fait sept ans de service militaire avant d’être enrôlé pour la guerre de 1914. Ce gaillard avait été gazé, reçu une balle explosive dans le bras, et été libéré un peu avant la fin de la guerre. Il se promenait encore avec des éclats d’obus dans les fesses. En 1934 il recevrait la médaille militaire. Mon second beau-frère, Lucien, né en 1899, a été mobilisé dans le cadre de son service militaire de trois ans, il a participé à l’occupation de la Pologne. Et en 1939-1940 il a été mobilisé dans les forces non combattantes pour le ravitaillement des troupes, a été fait prisonnier trois mois puis libéré en raison de son âge après l’intervention de ma sœur Louise – son épouse.
Je suis resté sur la ligne Maginot, avec le même régiment. C’était la Drôle de guerre, qui a duré jusqu’à ce que les Allemands nous foutent la piquette.
Tout autour de Metz s’étalaient les mines de charbon, Boulange, Hayange… Il y avait beaucoup d’ingénieurs allemands dans ces mines, alors pensez-vous la ligne Maginot ils ne connaissaient pas du tout. Tous les jours arrivaient des camions transportant des gens de la Sarre qui venaient travailler dans les mines en France, alors ils ne connaissaient pas bien la région non plus !
On comptait tellement sur la ligne Maginot qu’il n’y avait pas d’arme, à part les canons antichars 25, mais tirés par des chevaux ou des mulets. Nous avions des fusils de 14-18. On a fait une avancée jusque dans la forêt de la Warndt. On est allé occuper un village allemand pendant un mois avec trois cartouches dans le fusil, le reste des munitions sur un chariot tiré par un mulet avec des mitrailleuses démontées dans des caisses. Les gars cherchaient à tirer des trucs dans les maisons, tout était piégé. Ils essayaient de prendre quelque chose, paf ! ça leur sautait à la figure. Tout le monde avait été évacué sur la ligne, les villages étaient morts. Il y a quand même eu quelques tirs de barrage, un camarade du ravitaillement s’est fait sauter comme ça en portant à manger – Lebrun, un Meusien. A un moment j’ai eu un revolver. Par manque d’officiers, tous les sergents sont passés aspirants, c’est-à-dire sous-lieutenants. Il fallait les armer, alors on m’a repris mon revolver. On attendait aussi du matériel allemand ; lorsque les Allemands ont poussé jusqu’au Havre, ils ont trouvé les camions, les avions Curtis encore emballés, ils n’avaient jamais servi.
En juin 1940 la Grande offensive allemande entraîna l’évacuation de la Lorraine. Les avions nous bombardaient. On s’est fait encercler, il n’y avait plus de char, il n’y avait plus rien. Acculé au pied des Vosges, tout notre bataillon a été fait prisonnier à Bruyères. On a livré une bataille le long du canal de la Marne au Rhin pour tenter de contenir l’avancée allemande. Le reste du régiment était dans les casemates en bois construites par nos soins qui ont été prises après. Les Stuka ont d’abord bombardé tout ce qui devait protéger les casemates de l’invasion terrestre, puis ils ont avancé aux lance-flammes et ont neutralisé la ligne Maginot.
Prisonniers, nous avons dû passer à pied le col du Bonhomme après avoir été parqués dans un stade. Ceux qui ne pouvaient pas marcher se faisaient tuer sur place. Les Allemands étaient dépassés, ils ne s’attendaient pas à ça. De l’autre côté du col on nous a cloitrés dans une caserne à Colmar où nous sommes restés plus d’une semaine sans rien manger. On ne pouvait quasiment pas bouger, c’était extrêmement surveillé. Trois jeunes filles venaient tout de même nous voir, on leur donnait de l’argent et elles allaient nous chercher du pain. Il y eut une épidémie de dysenterie dans ce camp improvisé qui en acheva beaucoup. Il y avait des Sénégalais – ou je présumais qu’ils l’étaient. Ils se rasaient et taillaient leurs cheveux avec leurs couteaux, c’est évidemment ceux qui avaient le moins à manger, ils devaient se battre pour des bouts de pain moisis.
Puis ils ont organisé des convois, direction la gare puis trois jours pour aller en Prusse Orientale. Nous sommes partis dans des wagons à bestiaux ; pour uriner on se passait une gamelle qu’on essayait de vider dans un interstice de la porte. On s’asseyait à tour de rôle pour essayer de se reposer, abrutis par le voyage et ignorant tout de notre destination. Il me restait encore deux copains à ce moment-là. Le but ultime de notre périple se trouvait au-dessus du couloir de Dantzig à Königsberg, Stalag n°1A, pas loin d’Eylau. Il y a une bataille napoléonienne à Eylau, en tout cas il y avait une statue de Napoléon. Des Polonais y étaient déjà prisonniers depuis une année. Nous logions dans des baraquements en bois accueillant une centaine de personnes sur des châlits – des couchages superposés sur trois niveaux. On préférait la place du haut, mais en hiver des stalactites se formaient.
Arrivés au Stalag, on a été séparés de tous les côtés, j’ai juste gardé un copain, que j’ai perdu quand je suis tombé malade…
J’avais le matricule 20341.
L’hiver 1940 a été drôlement froid. Jusqu’à 43°C sous zéro. Les Polonais étaient plus aguerris au froid et repéraient tout de suite lorsque notre visage commençait à geler. Alors ils nous frottaient avec une grosse boule de neige pour relancer la circulation sanguine. Pendant un hiver particulièrement neigeux, alors que nous travaillions dans une ferme, nous avons remarqué un drap blanc sur un toit. C’était un mort qu’on avait placé là en attendant que le sol dégèle pour qu’on puisse l’enterrer. Refaire les chemins, engraisser les cochons avec des pommes de terre – et nous interdiction d’en prendre !
Alice m’avait tricoté un beau pull rouge. Je l’avais taché avec de la résine quand on faisait des abris enterrés autour de la ligne Maginot, déjà un hiver passé à faire des abris sous une toile de tente, avant la grande offensive allemande. Je l’ai laissé ce pull, j’ai regretté. La Sainte Alice est le 16 décembre, mais il me semblait que pendant la guerre, la fête d’Alice était le 21 ou le 22 juin… C’est une date de fête, anniversaire de notre rencontre au Moulin de la Galette.
Mon premier kommando, dans la strafkompanie, c’était pour des travaux de terrassement dans les tourbières de Prusse Orientale, sur des chemins défoncés, afin de faciliter le passage des chars. On était logés dans un gasthaus, ces restaurants de campagne avec des salles de bal pour les jeunesses hitlériennes. Sur le chemin on traversait un village où une vieille femme passant près de nous laissait tomber de petits paquets de pain – elle avait pitié de nous. Je cassais des cailloux ramenés par train de la Baltique pour les concasser pour faire des routes entre la Prusse Orientale et la Lettonie. On déchargeait les cailloux, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il fallait libérer les trains tout de suite. On en profitait pour vider tous les cendriers du train, tous les bouts de mégots, pour un gars du camp qui se baladait toujours la pipe à la bouche, ce qui était étonnant pour quelqu’un qui était censé travailler dans les chars. Le type qui s’occupait du concasseur était déhanché, il boitait sur une hanche plus haute que l’autre. Quand il n’y avait plus personne, il prenait une pelle et défilait en chantant l’Internationale. De temps en temps on avait des chefs de chantiers, des messieurs avec de grandes bottes, des gradés qui venaient voir où en était le travail. Parfois ils ne gueulaient pas trop. Il y avait trois tailles de roche : les gros cailloux, par-dessus les plus petits et encore dessus le gravier. Quand on mettait un très gros caillou dans le concasseur, ça le bloquait, on était tranquille pour quelques heures, il fallait tout démonter pour débloquer le bazar. Alors le chef de chantier criait : « Sabotage ! Sabotage ! » Pendant ce temps on avait un peu de repos.
Königsberg c’était des cailloux, le bagne en quelque sorte.
Les plus féroces chez les Allemands étaient bien sûr les SS mais juste après se distinguaient de jeunes gens issus des peuples envahis – Tchèques par exemple – qui avaient endossé l’uniforme allemand pour se planquer et pouvaient se comporter de façon pire encore… Au Stalag nous n’étions pas mal tombés, gardés par des Allemands de la Sarre – pas loin de chez nous, peinards et qui nous comprenaient, ils étaient chouettes dans la mesure de ce qu’ils pouvaient faire, nous donnant du pain.
Un sous-officier polonais m’impressionnait. Les officiers avaient été fusillés par les Russes. Cet homme, champion d’aviron en Pologne, avait une belle prestance. Erudit, il lisait à la bibliothèque du camp des ouvrages sur l’Histoire de France. Il venait me montrer des citations de rois et reines en français et tâchait de m’expliquer en polonais. Ça changeait des autres prisonniers qui étaient plus bouseux. Il est rentré comme infirmier à l’hôpital, en fréquentant les toubibs polonais il accédait à un certain rang ! Après mon départ il est parti avec tout l’hôpital à Odessa. J’ai su par un ami boucher au Halles – Marcel Perrin qui avait fait cette longue marche – qu’il buvait et était mort prématurément.
Quand je revoyais Marcel on évitait de parler de tout ça si ce n’est quelques anecdotes qui nous revenaient pour rire, pas pour la misère. Je l’ai côtoyé jusqu’à sa mort. Il s’est établi à Saint-Maur. Sa femme vendait de la lingerie féminine sur les marchés. Il est décédé d’une maladie du foie, je suis allé le voir à l’hôpital, j’ai perdu sa femme de vue.
Puis ils nous ont amenés à Königsberg même, en ville. Un kommando avec des ouvriers, des boulangers, des bouchers… J’ai travaillé chez un premier boucher pendant trois mois. J’étais logé dans une grande maison à je ne sais combien d’étages. Le patron portait l’habit nazi les jours de fête. En Pologne ils élevaient des chiens pour la mangeaille, mais des chiens spéciaux, presque aussi gros que des veaux. Tous les enfants des commerçants, petits comme ça, avaient le costume hitlérien avec la croix gammée. Je suis resté six mois chez le deuxième.
Un jour, j’attrape froid en déchargeant la glace dans une chambre froide, je tousse et j’ai de la fièvre. Je me suis fait porté à l’infirmerie de Königsberg. Ils m’ont emmené à l’hôpital du Stalag – à un kilomètre environ du camp 1A. J’ai eu droit à une piqûre d’un produit dont j’ignorais la nature, le lendemain j’urinais tout rouge, ça m’avait choqué « je pisse le sang, c’est pas possible ! » Cette piqûre n’a pas fait grand-chose. Après ils m’ont fait des enveloppements à la farine de moutarde, le lendemain c’était les ventouses. Ma foi ça ne passait pas non plus, j’avais 36°C le matin, le soir je frôlait les 43°C. Ils m’ont passé à la radio : d’un côté c’était tout embrouillé. Ils ont donc voulu m’opéré. Mais c’était un samedi, et l’officier allemand, le médecin-chef dont il fallait l’autorisation n’était pas là. Les deux toubibs français – eux aussi prisonniers – ont signé un papier pour pouvoir m’opérer tout de suite. J’avais un phlegmon péri-néphrétique, ils en ont paraît-il sorti un seau. A ce moment-là on pouvait me compter les côtes, voilà un mois que je ne mangeais plus. Comme grand malade on avait droit aux flocons d’avoine avec un peu de sucre en remplacement de la soupe aux rutabagas, ça m’avait un peu remonté le poids. Je suis resté avec deux drains longs comme ça dans les reins. Un petit facteur de Clichy avait eu la même chose, il n’a pas résisté. Il y avait du monde dans cet hôpital, une partie française et une partie polonaise et dans chacune une baraque pour la médecine, une pour la petite chirurgie et encore une pour la grande chirurgie. J’ai dit que les officiers polonais avaient tous été fusillés, bien sûr on avait épargné les médecins gradés qui avaient toute leur utilité dans le camp de prisonniers.
Quand c’est allé mieux ils ont dit « on va enlever un drain », puis quand il n’en restait qu’un « bon, ça ne suppure plus tellement, on va l’enlever ». Le surlendemain la fièvre remontait. A côté de moi il y avait un aspirant, sa pleurésie purulente se drainait dans un bocal sous le lit, on était les uns sur les autres, ils ont suspecté qu’il avait attrapé un germe du type à côté. Ils ont réussi à lui sécher. Il a été réformé comme fou peu de temps après être passé à côté du trou. Ils m’ont remis un drain, il y avait encore des saletés… J’ai toujours eu de la chance et je m’en suis sorti, le médecin m’appelait son petit miraculé. Malgré tout ça après le travail en kommando, l’hôpital faisait tout de même figure de petit paradis.
J’ai intégré les cuisines. A mesure que mes forces revenaient je tentais d’améliorer l’ordinaire. Avec un camarade qui s’appelait Guillaume, nous avons fabriqué de la bière à base d’avoine, d’épluchures de pommes-de-terre fermentées avec un peu de sucre. Avec un bidon de lait vide, le chauffage central et des boîtes de conserve raccordées grâce au sparadrap de l’hôpital, nous l’avons distillée pour obtenir de l’alcool. Un infirmier à qui l’on a fait goutter notre breuvage en est devenu fou, on a dû l’attacher. Ce Guillaume était boulanger-pâtissier à Paris, je l’ai retrouvé après la guerre, installé dans le quartier de l’Opéra. Avec les restrictions il n’avait pas pu se relancer dans la pâtisserie mais faisait de la boulangerie seule. Pour l’anniversaire d’un chirurgien du stalag, il avait préparé une magnifique pièce montée avec les moyens du bord. Pour les grands malades de l’hôpital il y avait du pain blanc préparé par un boulanger du village. Mon premier gros effort consista à porter des sacs de farine de cinquante kilos jusqu’au premier étage de la boulangerie. La farine était transportée à cheval par un homme d’un quarantaine d’années, une vraie brute. Un jour on le vit pleurer, cela ne cadrait pas du tout avec le personnage ! On apprit plus tard qu’il était désigné pour aller sur le front russe.
Je n’ai tenté qu’une fois de m’évader. Tout autour du camp s’étendaient des terres privées, des fermes d’Etat et les chasses gardées de Goering. Tout était surveillé par des gardes armés, généralement pas tout jeunes, y compris dans les mouvements des kommandos.



Le moustachu et son voisin de droite sont polonais. Au dos de la photo, on lit : « Octobre 1943. Tous les cuisiniers, j’ai l’air neurasthénique. » |



Le Polonais qui porte l’accordéon ne savait pas vraiment en jouer, il faisait des airs inventés. Guillaume est debout à gauche de l’accordéoniste Au verso : « Paul, été 1942, stalag, Prusse Orientale. Madame… » et puis plus rien d’inscrit. |



« Octobre 1943. Equipe sportive. » Ce sont des patients, des infirmiers. Avec certains qui venaient du midi on avait monté plus tard une équipe de rugby. |
Cela dit, travaillant au sein d’un kommando j’ai eu la chance d’accéder à une infirmerie rapidement. Ce n’était pas le cas de ceux qui travaillaient chez les particuliers, les fermes… Un petit Belge de vingt ans est mort d’une appendicite qui avait trop attendu, il m’a fait de la peine ce petit gars-là. C’est moche mais ce n’est rien à côté des atrocités qu’ils ont faites…
Sont arrivés les pauvres prisonniers russes, tellement nombreux qu’on les mettait au camp et à l’hôpital. Ils n’avaient à manger que les feuilles des rutabagas. Ils ont apporté le typhus, nous étions vaccinés. Parmi eux il y avait deux interprètes mais aucun des deux ne parlaient le même russe. Il n’y avait vraiment pas assez pour les nourrir, les feuilles de rutabagas leur filaient la courante, ils mouraient et ça faisait de la place pour les suivants. Il est arrivé qu’il manque des morceaux de viande sur certains cadavres de prisonniers…
Et encore après des officiers italiens ! Ils n’étaient pas aimés ceux-là…
La Prusse Orientale était le territoire de chasse de Goering, tout était bien entretenu. Les fermes modèles de l’administration allemandes ont été détruites après la guerre. Un de mes camarades qui était au camp 1B est retourné dix ans après, tout était détruit même les cimetières et les fosses communes. Nos belles routes étaient redevenues des chemins de terre, les cultures avaient disparu. En ce qui me concerne je n’ai jamais voulu y retourner. J’ai toujours voulu me réjouir des belles choses, mais pas me remémorer la misère. Je résume ce temps – de façon peut-être un peu hâtive – à du temps perdu. Je faisais partie des Anciens combattants prisonniers de guerre de Cerny – sous la responsabilité de Serge Bourget il me semble. Après son décès ça a périclité, les vieux comme moi étaient de moins en moins nombreux, l’activité principale ne se résumait plus qu’à envoyer la lettre pour demander le pognon et octroyer la petite vignette. Ceux qui étaient restés uniquement dans des unités de ravitaillement n’ont pas eu droit au statut d’ancien combattant, bien qu’ils nourrissaient tous les autres et s’étaient fait casser la binette en Belgique… D’aucuns dans l’association auraient souhaité que je sois décoré. Je n’aurais jamais voulu être décoré, le militaire n’était vraiment pas mon idéal. Une décoration pour avoir tué quelqu’un ? Pour avoir sauvé quelqu’un, s’être rendu utile… pour tuer, non ! Quand je vois comment ils nous ont envoyé au casse-pipe… La médaille du travail je la reconnais, je l’ai eu pour avoir été utile. Pour le reste je suis attaché à la commémoration, pas à la décoration.
Les Français m’ont réformé. Les Allemands ont fini par me réformer aussi. C’était en décembre 1943. J’ai eu la chance de prendre le dernier train sanitaire qui rentrait sur Paris. Après les bombardements anglais et américains, il n’y avait presque plus de train sanitaire. Sur le quai de la gare ma mère et ma sœur Louise étaient là. Je les ai embrassées avant de prendre le bus direction l’hôpital Bégin. En six mois ils ne m’ont pas fait grand-chose là-bas, surtout des examens pour alimenter le conseil médical de réforme qui me déclara inapte au service actif. A partir de là je n’étais plus mobilisable. J’avais droit de visite et pouvais sortir quand je voulais, j’ai pu revoir Alice.
A la sortie j’ai reçu des habits civils : un costume en mauvais tissu, une paire de chaussures, des chaussettes et une chemise. En 1944 j’ai été en quelque sorte libéré. J’ai bénéficié d’une pension d’invalidité de dix pour cent qui me donne une prime de cinquante euros par mois. Avec ça on est sauvé ! Les prisonniers avaient droit de partir à la retraite à soixante-deux ans au lieu de soixante-cinq mais les trois années restant n’étaient pas comptées, donc c’était une retraite non complète – un ami boulanger en a fait l’expérience. Que voulez-vous ? On se s’appartient pas, on appartient à la Patrie.
Il fallut du temps pour se réhabituer à la vie. Ce qui m’a semblé drôle c’est de rentrer dans une boutique et dire « Bonjour messieurs dames ! » Le mot dame me semblait bizarre après toutes ces années entouré d’hommes.
Je me suis rendu à la mairie du XVIIIe, pour recevoir les prestations auxquelles j’avais droit : le fameux costume, du savon, des tickets de pain, de viande, d’habits…
Il y avait hélas beaucoup de marché noir.
Dans la boucherie où je travaillais, un chef était lié à des amis de la mairie. Avec ses trafics il s’est acheté une petite ferme dans le Morvan. Ça ne lui a pas porté chance et je crois qu’il n’en a pas profité longtemps…
Ma grand-mère était morte pendant la guerre, ma mère décéderait en 1948 à l’âge de soixante-dix-huit ans. Je pense qu’elle a été assez heureuse avec ses enfants, peut-être pas à la mesure de ce qu’elle espérait.