7. Alice.

Je me suis marié en 1946, à trente ans, à l’église Saint-Ferdinand aux Ternes. Ça m’est revenu après, tout jeune je m’étais dit que je ne marierais pas avant trente ans. Par force…

Dans la famille ils voulaient marier les commerçants avec les filles de commerçants – ce qui était une habitude d’ordre général, sans doute pour une meilleure gestion des biens. Ma sœur m’avait une fois fait venir au mariage de la fille d’un cousin, me payant le voyage, la location du smoking, tout ça pour connaître des filles de commerçants. Une fille de bouchers de Malakoff qui faisaient les marchés « Ah ! Ben ça c’est dans ta branche, des bouchers, et puis elle demande que ça de se marier. » Une boulangère de Montrouge – Maison Colin, m’avait été présentée par des amis boulangers. Pour me séduire elle s’était mise à chanter au piano, d’une voix haut-perchée qui ne m’a pas plu du tout.

Alice communiante. Les jumeaux Alice (cheveux frisés) et Marcel avec leur mère Adelina. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.

Alice n’était pas la bienvenue, elle n’était pas fille de commerçants. Elle a été mise à l’index par toute la famille, on me faisait la gueule. Ça ne nous a pas empêché de nous marier à la mairie du XVIIe en comité restreint, une dizaine de personnes, ma sœur, ma mère, deux témoins… Ma sœur aînée était venue avec son tablier de vendeuse, ne voulant pas perdre sa journée – elle travaillait rue Mouffetard chez sa fille, elle commençait déjà à perdre les pédales la pauvre. Mon témoin devait être mon beau-frère, chez qui je travaillais à cette époque. Mais la répartition de viande hebdomadaire est tombé le jour du mariage, le patron devait tenir la boutique. Il s’est donc fait remplacer à mes côtés par deux de ses amis bistrotiers.

Alice avait un panaris. Je l’ai emmené chez un médecin de quartier. Il nous a adressé à Bichat. Le lendemain, la photo de mariage a été prise, la main dans le dos pour cacher le gros pansement.

Menu du mariage.  

Rosbif (vendu par le patron).
Gâteau de Louise Tournefier.
Bonnes bouteilles offertes à Alice par un client.
Photo de mariage (1946) reproduite avec l’autorisation de Denise Plaquin.
J’avais trente ans, Alice trente-quatre.
Il y avait encore des restrictions importantes, des tickets de rationnement pour tout. Le repas, limité, s’est fait chez ma sœur Louise. Photo prise chez un photographe de l’avenue des Ternes.  

Au verso :
« 22 janvier 1946 »

Alice Ramus (ou Ramuz en Savoie) est née à Paris en 1912, de parents savoyards employés d’un marchand de vin, deuxième d’une famille de quatre enfant. Son plus grand frère André était de quatre ans son aîné. Né à Domency près de Megève en Savoie, il était agriculteur l’été et fartait les skis l’hiver dans une fabrique à Sallanches. Il eut deux garçons et une fille avant de mourir jeune d’une maladie du cœur. Il était très gentil. Son fils aîné était dans l’ajustage, le deuxième était instituteur, la troisième s’est mariée avec un mahométan, contremaître de travaux routiers. Marcel était le frère jumeau d’Alice, faisait de la contrebande entre la Suisse et l’Italie et travaillait dans la même station de sports d’hiver que son frère. Il a passé des journées planqué dans la montagne, par neige ou beau temps, guettant les douaniers. Enfant, il se creva un œil avec une cartouche de dynamite perdue destinée à déraciner les arbres ou exploiter le granit. Adulte il conduisait sa voiture sans permis ni assurance… Il ne s’est jamais marié, il est mort en 1947 d’un cancer. Alice avait reçu un coup de téléphone de l’hôpital de Sallanches, pour lui dire que son frère n’allait pas bien du tout. On n’avait pas un rond, je venais juste de retrouver une place, on a pu réunir l’argent nécessaire au voyage. Lorsqu’elle est arrivée là-bas, Alice a trouvé son frère mort mais sur ces entrefaites son père était décédé également. Le séjour qui devait durer deux jours la retint une semaine, pour organiser les deux obsèques.

La jeune sœur d’Alice, Leona, est née en 1921, elle s’est mariée avec un gars du pays qui a fait toute sa carrière à l’EDF. Ils ont eu un garçon – qui a travaillé dans le plastique à Oyonnax, il parle peu mais il a une mémoire incroyable, il te raconte l’Histoire de France à partir de la date de fabrication de ta machine à laver, et une fille – qui a travaillé à la sécu, très sympa et incollable sur les plantes, ainsi que quatre petits-enfants.

Adelina Jacquemoud et ses filles Léona et Alice. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.
Léona Ramus.

Nous sommes le 16 avril 1921, aux Grangettes à Domancy, dans la veille ferme des Ramus. Alice a 9 ans. Ce matin-là, ses parents lui présentent un tout petit bébé,  « C’est ta petite soeur, on vient de la trouver dans la neige,  elle s’appelle Léona ».
André puis les jumeaux Marcel et Alice étaient nés avant la guerre. Tu adorais nous répéter « Je suis le r’coulin à Thiophile Ramus, l’un des résultats de la guerre». (Le r’coulin est un enfant un peu chétif né bien après les autres.) Et tu rajoutais : « Hein, qu’il est résistant le r’coulin à Thiophile ! »

Bonne élève, certificat d’étude en poche, tu es restée à la maison pour aider tes parents. Hélas, tu as bien vite dû prendre les responsabilités de la ferme en mains. Ta mère frôlait la folie, d’une maladie que l’on appellerait plus tard Alzheimer. Et ton père oubliait les fantômes des tranchées dans la gnole.

Pour couronner le tout, à quinze ans, tu arrives à l’hôpital de Sallanches, sur un char à bancs, avec une péritonite. Le chirurgien fatigué par son travail, refuse d’opérer une moribonde. Le médecin qui t’a examinée insiste. « Elle a une chance sur cent de s’en sortir ! » s’écrie-t-il. C’est ainsi que tu fus sauvée.

De retour à la ferme tu as heureusement pu compter sur l’aide intermittente de tes frères, ta sœur et de généreuses voisines qui t’apprenaient tout. Tu en as gardé un solide sens pratique. Tu nous l’as transmis plus tard.

Une nouvelle guerre. Après 4 ans passés dans la marine, papa vient t’apporter une aide précieuse. La joie d’un premier enfant, Guy, puis Denise, sept ans plus tard.
 
La vie à la ferme t’épuise. Suite à une mauvaise grossesse, la chirurgie te sauve une seconde fois de la mort. Il y aura encore une troisième puis une quatrième fois, mais entre temps, médecine et chirurgie avaient fait d’énormes progrès.
 
Tu aspires à la modernité et te réjouis de suivre papa dans une nouvelle vie. Hélas, le progrès se paie cher. La centrale EDF du Chatellard à Servoz est aux premières loges pour recevoir la pollution de l’usine de Chedde. L’isolement du monde, le bruit et l’absence de soleil te pèsent. Quatre ans plus tard à la centrale des Râteaux de Saint-Gervais, c’est la même chose… mais tu t’y plais, car il n’y a pas de pollution et tu trouves du travail. Lessives (que nous portions dans une grande panière jusqu’à l’usine) et ménages.
 
C’est presque à la retraite que tu as pu renouer avec le monde en prenant le gardiennage d’un immeuble à Saint-Gervais. Tu découvres les contacts humains, tu t’en émerveilles et t’en amuses beaucoup.
 
Enfin, c’est le retour à Domancy, que tu n’avais jamais vraiment quitté. Tu t’occupes du jardin, de tes petites filles et les éduques sainement et solidement.
 
Tu as toujours su comment résister tout en t’adaptant aux aléas de la vie. Tu as beaucoup apprécié ta dernière chambre aux Airelles, exposée plein soleil, face au Mont-blanc, avec le spectacle journalier des allées et venues des élèves du collège. Dernièrement tu me racontais encore cette première hospitalisation à Sallanches à tes quinze ans. En ce temps-là, il y en avait des visites ! Toute la jeunesse de Domancy défilait dans ta chambre ! Ils riaient tellement qu’on les entendait d’un bout à l’autre de l’hôpital ! Evidemment ils ont fini par se faire sortir… et tu as conclu : « J’aimerais que l’on rigole à mon enterrement ! »

C’est peut-être la seule fois de ta vie où tu as évoqué ta fin prochaine.
 
Conclusion de Christian : « C’est ainsi qu’après une vie bien remplie, tu es partie sur la pointe des pieds, sans faire de bruit, entourée de tes enfants. »
Texte hommage à Léona Ramus, rédigé et confié par Denise Plaquin

Gilbert Poret et Léona Ramus. Reproduit avec l’autorisation de Denise Plaquin.

La mère d’Alice s’est retrouvée seule lors de la guerre 14-18. En sollicitant l’aide d’un député savoyard, elle a pu acheter une ferme abandonnée dépouillée les terres qui allaient avec – ce qui revenait beaucoup moins cher. Elle y éleva une vache et quelques poules, vivant en autarcie. En rentrant en Savoie depuis Paris, elle s’est fait détrousser de son argent qu’elle avait placé dans une poche sous son jupon. De ses enfants elle n’a pu élever que Leona, loin de ses frères et sa sœur. André est parti à Megève chez des cousins, Alice chez sa marraine à Saint-Nicolas de Véroce au-dessus des Contamines à la frontière italienne, Marcel à Sallanches. Le père d’Alice était tailleur de granit.

Aurélie Adelina Jacquemoud (mais on disait Adelina) et Théophile Ramus. Le père d’Adelina a abandonné la famille à la mort de son épouse, pour refonder un foyer à Marignier. Adelina a fui Saint-Nicolas de Véroce. Elle s’est placée comme bonne dans une ferme de Domancy puis a connu Théophile. Celui-ci a travaillé le granit puis est parti quelques temps pour l’hôtel des ventes à Paris. Il a aussi été écailleur d’huîtres, amenant le goût des huîtres dans la famille, chose très positive pour Domancy où la majorité des habitants souffraient de goitres et de crétinisme par manque d’iode. Texte et photo reproduits avec l’autorisation de Denise Plaquin.

Après le certificat d’études à treize ans, Alice fit l’école ménagère à Saint-Gervais-les-Bains chez des sœurs. Elle a fait une saison chez un boulanger en livrant le pain aux hôtels pour les touristes. Sur son lieu de travail elle fit la rencontre d’antiquaires de la capitale qui lui vantèrent la vie parisienne. Se laissant tenter, elle est montée à Paris, nourrie chez ces antiquaires, logée et employée comme bonne à tout faire. Elle fut mieux payée lorsqu’elle travailla pour une boulangerie-pâtisserie à Nation. Elle commença ensuite un stage chez un grand pâtissier de Madeleine (de type Fauchon), apprenant l’accueil des clients et l’art de l’emballage, avant de devenir vendeuse principale à la boulangerie Granger, boulevard Gouvion-Saint-Cyr, Porte des Ternes, responsable de cinq employées et remplaçant régulièrement la patronne. Nous nous sommes connus à cette époque. A l’époque les communes percevaient une taxe pour toute marchandise entrant sur leur territoire : l’octroi. Je me souviens que lorsqu’elle achetait de l’eau de Javel, elle en payait l’octroi en rentrant vers sa chambre à Neuilly.

Elle a passé la période de l’Occupation à Paris. Elle n’a pas envisagé de retourner en Savoie. Elle ne mangeait pas toujours comme il aurait fallu mais elle ne s’en est pas mal sortie. A la fin de la guerre elle était tout de même particulièrement mince, il faut dire que s’étaient ajoutés ses problèmes de thyroïde. Elle m’a envoyé beaucoup de lettre – une par mois – que je n’ai pas gardées comme tout ce qui relève de cette période.

Depuis notre mariage nous habitions au premier de la rue Labat. Une chambre, une salle à manger, une cuisine. Nous avons loué ce petite appartement de 1946 à 1960. Alice ne se plaisait pas dans le XVIIIe, alors comme elle travaillait dans un bureau de tabac le matin uniquement, elle prospectait l’après-midi. Dans le journal elle a vu qu’un promoteur avocat construisait un immeuble dans le XIVe arrondissement, au 67, rue du Moulin-Vert. Lorsque nous avons visité les marbres n’étaient pas encore posés. Nous avons emménagé au quatrième étage, donnant sur le square de l’Abbé Groult, station Pernety. C’était un spacieux cinquante mètres carrés dont nous étions désormais propriétaires. Nous avons eu un beau prêt à dix pour cent à intérêt dégressif. Nous y sommes restés trente ans.

Malgré leurs ambitions premières de mariage à mon égard, mes sœurs ont accepté Alice. J’ai cependant appris très tard que mon beau-frère, le mari de Louise, avait été très désagréable avec Alice. Lorsque nous étions en visite à Itteville chez eux et que le lundi soir avant de partir j’allais cherche notre voiture garée un peu plus loin, il attaquait Alice sur le fait qu’elle n’était pas à la hauteur, elle n’était pas fille de commerçants, n’avait pas de dot. Quelle importance… Je ne l’ai su qu’après, sans quoi j’aurais foutu les pieds dans le plat. Elle ne me l’avait pas dit, elle ne voulait pas mettre la zizanie dans la famille.

Alice disait que notre couple était parfait – si on faisait le bilan de notre vie. Mais il y a manqué un petit quelque chose. On lui avait dit « Tu as un drôle de bassin, tu ne pourras pas avoir d’enfant. » Faisait-elle allusion à ça ou parlait-elle d’entente physique et de relations sexuelles ? En tout cas Alice aima M. Bonnomet comme son fils, et lui Alice plus que sa mère.

Les personnes qui m’ont impressionné.  

Le capitaine Nadal, au service militaire. Un enfant de troupe qui avait gravi les échelons par ses valeurs humaines et son sens du commandement. C’est le seul officier que j’aie vu qui se défendait face à la montée des Allemands. Il a été fait prisonnier comme moi. Nous nous sommes perdus de vue. Il est parti pour les Oflags – des camps de prisonniers pour officiers.

Mon patron René Corvaisier avec qui je suis resté trente-cinq ans. Ses projets, son enthousiasme, ses idées pour faire vivre la boucherie. C’était un manager, il savait mener ses troupes et était exigeant.

Mon beau-frère Lucien Tournefier qui m’a appris mon métier. Il était patient et avait confiance.

Ma femme Alice Ramus. Elle a su s’adapter à la vie qu’on a eue, surmonter les épreuves et me comprendre. Elle m’a dit à la fin que notre vie de ménage avait été formidable.
Hélène et Gaby.

Hélène était la cousine germaine d’André, Alice, Marcel et Léona. Et Gaby (une tête brûlée selon Paul) un copain de régiment de Gilbert dans la marine à Toulon. Gilbert a connu Léona lorsqu’elle était marraine de guerre, par l’intermédiaire de Gaby.

Hélène et Gaby étaient deux enfants uniques issus de familles aisées pour l’époque. Leur couple quelque peu explosif et les frasques de ma marraine sont restés célèbres dans les mémoires…
Cela n’empêchait pas Alice et Paul de les fréquenter assidûment. C’est chez eux qu’ils se sont rendus lors de la convalescence de Paul suite à son accident cardiaque.


Remarque de Paul Saintenac.

Leur fils – une tête brûlée – (donc Gaby, NDLR) s’est engagé dans la marine et plus tard est devenu responsable de la station de Saint-Gervais-les-Bains, s’occupant de tout ce qui touchait au tourisme. Lui-même eut deux fils, l’un devenant instituteur dans la région – il fit plus tard un infarctus dont il se remit difficilement, l’autre professeur d’histoire-géographie à Nancy. Les deux sont morts récemment. L’instituteur a eu un fils qui est mort d’un accident de plongée en Corse à dix-huit ans. Le professeur n’a pas eu plus de chance avec sa fille, devenue paralysée puis décédée quelque temps plus tard.

La mère de Gaby, Marie-Selenie.

Vieille institutrice ayant commencé à enseigner en 1917, elle me racontait que les femmes d’alors cachaient leur maternité sous d’amples jupes à plis. En précurseure, elle décida qu’il n’y avait aucune honte à enfanter, et en classe, porta de simples robes qui ne cachaient rien de son état. Les notables du village, firent circuler une pétition contre une telle impudeur !  Bien heureusement l’académie les débouta de leur demande et confirma l’institutrice dans son poste.
Toute jeune elle avait voulu confectionner des protections périodiques qu’elle taillait dans des serviettes éponges usagées. Sa mère avait ponctué son initiative d’un : « Ho ! La laida coffe ! » (Ho la vilaine sale !)

Ignorer la sexualité était dans les mœurs. D’ailleurs les femmes ne portaient pas de culotte, ce qui  leur permettait d’uriner debout en toutes circonstances, sans jamais se soucier de l’état de leurs jupes !
Texte de Denise Plaquin, entrecoupé d’une remarque de Paul Saintenac que nous replaçons dans son contexte.

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