J’ai commencé mon apprentissage à quatorze ans en sortant de l’école.
Je devais choisir entre boucher et boulanger. J’avais une sœur bouchère, les autres boulangères. Les boulangers étaient pleins de farine, toujours dans leur fournil, travaillaient la nuit et ne voyaient personne dans leur sous-sol. Je veux de l’air, alors je me suis mis boucher. J’ai fait l’apprentissage chez ma sœur et mon beau-frère, au pied de la butte Montmartre, au coin de la rue Labat et Marcadet. A vrai dire j’avais commencé avant mon certificat d’études, parce que le jeudi ou le dimanche j’allais voir la frangine. Le beau-frère me disait « Tu sais pas quoi faire ? » A l’époque il y avait encore les balances Roberval avec les poids et les plateaux en cuivre. Alors on me donnait le chiffon, le Miror, et vas-y astique les cuivres.
Je suis resté jusqu’au départ au régiment. Mon maître d’apprentissage s’appelait Lucien Tournefier, c’était mon beau-frère. Je suis rentré avec le grade de chef aux rognures. On triait les déchets de viande inconsommables qu’on appelait les nivets. On vendait tous les petits bouts de gras aux revendeurs qui faisaient du savon avec. C’était une boucherie à l’ancienne, ses chambres froides à glace, aucune machine, tout était fait à la main. Ma sœur Louise tenait la caisse et s’occupait des volailles. Trois personnes travaillaient dans la boucherie : le patron Louis, le chef Polo et un commis – j’en ai formé plusieurs qui ont bien réussi. Mon beau-frère est resté en poste jusqu’en 1962-1963. Il a vendu à deux jeunes bouchers qui s’en sont bien sorti. Quelques fois mon beau-frère à la retraite allait faire des extras dans une boucherie il aidait à préparer la viande.
En 1939 il a été remobilisé au ravitaillement, aux régiments du train et ce bien qu’il fût militaire durant la Première guerre mondiale jusqu’en 1919 quand il était parti en Pologne. Il a été fait prisonnier en 1940. Ma sœur a tout fait pour le faire libérer.
Avant la guerre, la fête des bouchers se déroulait le Vendredi-Saint. Ce jour-là, les bouchers fermaient jeudi midi et nettoyaient la boutique. Le vendredi, la plupart partaient à Dieppe voir la mer et manger du poisson. Ils allaient en train gare Saint-Lazare et rentraient vendredi soir pour préparer les étals de mouton de Pâques. Des commis participaient au grand prix de la boucherie en vélo, l’un d’eux était bon mais on lui a diagnostiqué une maladie cardiaque et il a dû arrêter.
Dans mon métier de boucher il m’arrivait de porter de lourdes pièces de viande, la plus lourde que j’ai eu à transporter fut un avant de taureau de cent quarante-huit kilos. Il fallait être extrêmement vigilant, les fautes d’inattention se payaient toujours. En sciant un os à moelle, je me suis blessé au pouce, heureusement ça s’est bien remis ! La première chose que j’ai apprise en boucherie c’est tenir un couteau et l’affuter ; il fallait apprendre à regarder avant de manipuler, au risque de se blesser. Il existe trois types de couteaux : à trancher, à éplucher et à désosser. Le plus dangereux est le couteau à désosser. On utilise également des couperets et des feuilles. Certains morceaux de viande ont disparu avec les nouvelles découpes. On vendait rarement de la viande fraîche, on la laissait reposer. J’ai d’abord aimé découper le mouton, j’en suis devenu spécialiste. Pour garder le mouton on éliminait les glandes autour du cou et dans le gigot.
L’apprentissage a duré quatre ou cinq ans. A dix-neuf j’étais capable de tenir la boutique pendant huit jours. Pendant les vacances du patron, je restais avec sa mère – ancienne bouchère – et un commis.
L’apprentissage a été le moment de quitter le foyer maternel. Ma mère, restée seule avec ma grand-mère, s’est un peu ennuyée au début, je faisais pourtant une dizaine de kilomètres à bicyclette pour les voir presque tous les soirs.
Entre seize et vingt ans avec Marcel Isabelle – un camarade de Bois-Colombes – nous sommes partis en vacances à bicyclette. Il habitait rue Faidherbe avec sa famille – trois sœurs et ses parents – dans un deux-pièces-cuisine. Nous sommes partis huit jours à la découverte de la côte normande depuis Dieppe, en passant par le Havre, Honfleur, Deauville et on est redescendu par Lisieux jusqu’à Chartres. Aux étapes on allait à la sortie des usines voir les Normandes qui préparaient les sardines. On dormait dans des chambres d’hôtes dans les petits bistrots-cafés du bord de mer. On a traversé la Seine en bac car le pont de Normandie n’était pas encore construit. Au retour à Chartres nous nous sommes arrêtés chez la grand-mère de Marcel. Marcel est resté en famille et je suis rentré seul à Paris depuis Chartres.
C’est tout de même en devenant boucher que j’ai quitté ma jeunesse et que j’ai perdu nombre de mes copains. Pensez, si j’arrivais le dimanche après-midi après manger, à trois heures les copains ne sont plus là. Le soir on se retrouvait au cinéma, fricotant avec les filles du coin. Puis le lundi quand la boutique était fermée je me retrouvais tout seul, tous les autres étaient au boulot.
C’est avec Monsieur Tournefier et ma sœur que nous sommes allés voir mes premières opérettes. Je me souviens que le chanteur qui interprétait le rôle de Célestin dans l’Auberge du cheval blanc était un skieur qui s’appelait peut-être Allard… Après les courses de ski, il se produisait dans de petits rôles d’opérette plutôt rigolos. Encore aujourd’hui j’ai en tête des bribes de chansons. J’ai beaucoup aimé les Cloches de Corneville :
Ding, ding, ding, dong
Sonne, sonne, sonne donc
Joli carillon.
Dans l’Ami Fritz, un des personnages féminins chante :
Court, court mon aiguille dans la laine,
Ne te casse pas dans ma main,
Avec de bons baisers demain,
On nous paiera de notre peine.
En fredonnant cet air je revois encore la scène !
Toute notre vie a toujours été baignée par la musique. En sortant de la gare de Bécon, à des marchands ambulant on achetait des partitions et on chantait à la maison. Dans les années 1925 mes sœurs n’étaient pas encore mariées, c’était l’époque du Charleston Black Bottom et on chantait ce foxtrot (sur l’air de Lundi des patates) :
La femme que j’ai dégotée
N’est peut-être pas une beauté
Mais ce que j’aime en elle
C’est son autorité
C’est elle qui pilote
C’est elle qui capote
C’est moi qui paie l’addition
J’ai adoré chanter ! J’ai joué du phonographe, ça apprend à chanter ! J’avais une voix de baryton. Dans le chœur de l’école j’avais été remarqué pour chanter La Marseillaise à la remise des prix. Les parents étaient là, sous le marché couvert de Bois-Colombes. Mon père était déjà décédé, ma mère était venue. Le grand prix avait été remis par le maire et ses adjoints.
Si j’avais été plus instruit j’aurais aimé être écrivain et inventer des histoires. Il m’arrive de fredonner des débuts de chansons de mon cru, avec des couplets qui me passent par la tête.
Le Front populaire. Ça a été une vraie joie populaire, les deux semaines de congés payés ont été une révolution, les gens partaient en bicyclette en Normandie…
Quelques années plus tôt, en 1932 ou 1933, des camarades un peu plus âgés que moi travaillant dans la banque – des grouillots – m’inspiraient une sorte de jalousie, toujours en costume, les cheveux bien tirés à la gomina… Après le grand krach ils ont tous été virés. Ces gars-là se faisaient offrir toutes sortes de choses par les bons de la Semeuse. Ça se passait au Palais de la Nouveauté, boulevard Barbès au-dessus du Tati. Ils achetaient tout par crédit, ils avaient reçu des vélos ! Moi j’ai eu l’autorisation de m’acheter un vélo avec mes économies…
En 1933 il y avait eu les Croix-de-feu, des anti-révolution en quelque sorte, des anciens combattants, des officiers. Ils voulaient envahir la chambre des députés pour aller contre le régime Blum. Il y eut de la bagarre à la Concorde, des tirs de l’armée, des barricades…
Après cela il y eut tout de même une courte période où tout le monde était redevenu serein.