Monsieur Paul Saintenac
Lundi 7 octobre 2019
Pendant presque dix ans, nous avons Monsieur Paul et moi déjeuné chaque semaine à la maison. Au cours de ces repas, Monsieur Paul racontait et moi j’écoutais.
Je suis né à Paris dans le XIe arrondissement en 1916. Ma mère m’a dit « Mon p’tit gars, dans la douleur je ne sais pas exactement quand tu es né, c’était dans la nuit, je ne sais pas si c’était le 30 septembre ou le 1er octobre. En tout cas, le 1er tu étais là. » Plus tard, quand elle regardait l’horoscope du jour de ma naissance, ça l’embêtait, car selon les astres, entre le 30 septembre et le 1er octobre cela changeait du tout au tout.
Je suis né pendant la Grande Guerre, dans la famille d’Elisabeth et Etienne Saintenac, quatrième et dernier enfant après Madeleine, Louise et Georgette. Peu après ma naissance la Grosse Bertha pilonnait Paris et nous descendions aux abris dans les caves. C’est là que j’ai attrapé du mal. Le médecin qui m’a examiné, un vieux monsieur (tous les jeunes hommes étant au front) a dit à ma mère : « Il n’a pas beaucoup de chance de sortir de là ce p’tit gars ! » C’est ma mère qui m’a soigné et qui m’a sauvé en faisant des enveloppements à la farine de moutarde comme à la campagne.
Mes parents tenaient un petit commerce, un hôtel restaurant au 127, rue des Boulets (actuellement rue Léon Frot). A la naissance de son quatrième enfant mon père a été démobilisé.
Mes parents ont gardé leur commerce jusqu’en 1920, ma mère était fatiguée par ces années de guerre où elle avait travaillé seule avec sa fille Madeleine. Mes parents sont partis quelque temps en Auvergne dans le pays de mon père puis se sont installés à Bécon-les-Bruyères à cinq kilomètres à l’ouest de Paris. C’était véritablement la campagne. Il n’y avait ni l’électricité ni le gaz, l’eau et les WC étaient sur le palier.
J’ai passé mon certificat d’études en 1928 à Bois-Colombes suivi du Concours Général du canton où j’ai terminé deuxième. Mon père souhaitait que je sois ingénieur des Arts et métiers. Hélas mon père est mort et j’ai voulu gagner ma vie pour aider ma mère qui avait sa propre mère à charge.
J’ai commencé mon apprentissage de boucher à Montmartre chez Lucien Tournefier mon beau-frère. J’y suis resté jusqu’à mon départ au régiment.
J’ai rencontré Alice le 21 juin 1936 au bal des boulangers de Paris, avec Alice nous avons dansé toute la nuit. Nous nous sommes revus plusieurs fois avant mon départ à l’armée, nous sommes allés ensemble à l’Exposition Universelle au Palais de Chaillot en 1937.
Le 2 septembre 1937 j’ai été incorporé au 146e Régiment d’Infanterie de Forteresse à Teting près de Metz. Après mes classes, mes supérieurs voulaient que je sois gradé, il fallait pour cela que j’achète le Manuel du Parfait Gradé qui coutait autour de 20 francs. A l’époque je gagnais 10 sous par jour c’est-à-dire 50 centimes et j’envoyais mon solde à ma mère.
Je n’ai donc jamais été gradé.
Je devais être démobilisé en 1939.
Après l’alerte de 1938 nous avions comme mission de ravitailler les blocs de la Ligne Maginot en munitions. En juin 40 la grande offensive allemande a conduit à l’évacuation de la Lorraine. La compagnie du 146e RIF a reculé jusqu’au pied des Vosges où nous avons été faits prisonnier le 22 juin 1940 à coté de Bruyère.
Nous avons à pied traversé le col du Bonhomme et avons été incarcérés dans une caserne à Colmar sans rien à manger pendant une semaine avant d’être embarqués dans des wagons à bestiaux pour la Prusse Orientale. Le voyage a duré 3 jours, nous ne pouvions pas tous nous asseoir et nous reposer en même temps. Pour uriner on passait une gamelle qu’on essayait de vider sur la voie à travers un interstice de la porte.
Notre destination se trouvait dans le couloir de Dantzig à Königsberg au stalag camp n°1A. Des Polonais étaient déjà dans ce camp depuis un an. J’ai été affecté à la straff kompanie à des travaux de terrassements à travers les tourbières.
Le premier hiver a été particulièrement rude. Lorsque les habitants de la région avaient un mort, ils l’enveloppaient dans un grand linceul blanc et déposaient le corps en haut du faîte du toit en attendant au printemps que le sol se dégèle pour pouvoir l’enterrer. Pendant ces travaux de terrassement nous avons traversé un village, et là une vieille paysanne passait près de nous, laissant tomber discrètement à nos pieds des petits paquets, et dans chacun, un trésor, un morceau de pain ou une pomme de terre.
J’ai été ensuite affecté dans une boucherie à Königsberg et en rechargeant une chambre froide j’ai attrapé du mal. J’ai été transféré à l’hôpital du camp où un médecin français prisonnier comme moi m’a opéré d’un phlegmon péri-néphrétique. Plus tard lorsqu’il me rencontrait, il m’appelait son petit miraculé, je n’avais plus que la peau sur les os. Je n’ai plus quitté l’hôpital jusqu’à ma libération.
J’ai été réformé par l’armée allemande et je suis rentré par le dernier train sanitaire à Paris fin 1944.
Sur le quai de la gare, ma mère et ma sœur Louise m’attendaient. J’ai terminé ma convalescence à l’hôpital Bégin pendant six mois. Alice qui m’avait attendu toutes ces années venait me voir. J’ai repris mon travail, et nous nous sommes mariés le 22 janvier 1946 à la mairie du XVIIe arrondissement avec une bénédiction à l’église Saint-Roch près de la porte des Ternes.
Malheureusement, nous n’avons jamais eu d’enfant.
J’ai fait toute ma carrière chez Monsieur René Corvaisier boulevard Ney puis rue de la Glacière. Nous avons travaillé pour la maison Buitoni, nous fournissions la viande pour les raviolis et les couscous. Monsieur Buitoni possédait un bel appartement au bord du jardin du Luxembourg, l’usine se trouvait à Saint-Maur.
En 1959 j’ai fait un infarctus et suis resté six mois en convalescence.
En 1976 je me suis arrêté de travailler.
Nous venions déjà à Itteville depuis les années 1960 chez ma sœur Louise qui avait acheté une petite maison route de Saint-Vrain. Le village nous plaisait, nous avons acheté un terrain et fait construire notre maison rue Jean Jaurès.
J’ai commencé ma vie associative avec le Foyer d’Itteville présidé par Madame Claude Marchand. J’ai pris ensuite la présidence de l’Amicale Fertoise en 1992.
Au cours de toutes ces années nous avons fait la connaissance de Colette et Guy Bonnomet. Alice aimant Guy comme un fils. Nous nous entendions tellement bien et nous faisions confiance, ainsi, lorsque je n’ai plus pu lire, j’ai demandé à Colette de devenir ma tutrice.
En 2006 Alice a fait une mauvaise chute et a été hospitalisée, elle est décédée le 16 avril 2008.
Depuis le mois de septembre la santé de Monsieur Paul s’est dégradée. Il a été hospitalisé pour faire des examens. Il souhaitait fêter son anniversaire à Itteville. Il est rentré chez lui le 1er octobre le jour de ses cent trois ans. Colette et Guy ont passé la journée auprès de lui, faisant le lien avec sa famille inquiète. Le soir à la fermeture de la pharmacie nous sommes allés François et moi lui rendre visite. Nous avons bu une coupe de Cédron. Il nous a dit avoir encore à l’esprit plein de souvenirs et a évoqué la gare Saint-Lazare et ses trains à vapeur avec des wagons à impériale sur la ligne de Versailles.
Nous nous sommes quittés, il nous a accompagnés jusqu’à la porte pour éclairer le jardin, nous nous sommes faits de grands signes de la main.
Dans la nuit, Monsieur Paul est monté pour la dernière fois dans le train pour Bécon-les-Bruyères.
Entre le mystère de cette première nuit du 1er octobre 1916 et le mystère de cette dernière nuit du 1er octobre 2019, une belle et longue vie romanesque.
L’histoire reste à écrire.