Nous venions à Itteville dans les années 1960, où ma sœur Louise Tournefier vivait au 5, route de Saint-Vrain. Elle avait acheté sa maison à la chandelle, ça veut dire aux enchères, passablement délabrée et inhabitée pendant des années. Les planchers et les huisseries étaient pourris, un gros trou traversant le premier étage servait à évacuer la fumée du poêle central installé pendant la guerre. Les anciens propriétaires s’appelaient Loutrel, leur fils vivait en Belgique. Ma frangine s’était fixé un prix de cent mille francs, auquel se sont arrêtées les enchères. Le village nous plaisait si bien qu’en 1970 nous avons acheté au père Bonne un terrain au 9, rue Jean Jaurès, sur lequel une maison fut construite en 1971-1972 sur un modèle exposé à Montlhéry au bord de la nationale 20. Nous avions gardé l’appartement à Paris, que nous n’avons vendu qu’après le délai de trente ans pour ne pas payer la plus-value.

Baptême de la filleule de Paul
Baptême de ma filleule à l’église Saint-Médard dans le Ve arrondissement de Paris. Elle s’appelle Sylvie. J’ai cinquante ans à peu de chose près. Alice ne change pas beaucoup. |






J’ai quatre-vingts ans à peu près.
La maison devait être de plain-pied pour que mes sœurs ne fussent pas mises en difficulté par des marches à monter. Sur les plans l’entrée devait se trouver sur le balcon du premier étage. Nous avons enterré la maison et au gré de la pente l’entrée se retrouvait bien en rez-de-jardin. Vendue pour une salle-à-manger et trois chambre de neuf mètres carrés, nous en avons supprimé une pour agrandir le séjour et le rendre traversant. L’aménagement du terrain fut un gros chantier, il fallut déterrer deux grosses souches de poiriers, un cerisier couché à terre, débroussailler quantité d’orties et de ronces. Le rocher qui orne notre jardin a été trouvé en creusant le sous-sol pour les fondations, d’autres cailloux sont allés former une rocaille à l’entrée du jardin. L’entrepreneur – Maison Houel – habitait le Domaine sur la route de Saint-Vrain. Ne restait à la livraison qu’à faire les papiers et peintures et à aménager le jardin. J’ai nivelé le terrain, retourné et fumé toute la terre des fondations avec l’aide ponctuelle d’un commis boucher portugais certains lundis. Sur ces neufs cent mètres carrés de terrain nous plantâmes des arbres fruitiers, pour être à la campagne que je n’avais jamais connue pendant ma jeunesse.
Alice fut d’une aide précieuse, en Haute-Savoie elle avait vécu proche de la nature. Sur les conseils du Guide Clause : traité pratique des travaux du jardinage, édition 1974, nous creusions à chaque plantation un trou d’un mètre pour planter sur tige nos arbres acquis à la jardinerie Delbard à Evry, ville ancienne. D’abord trois cerisiers – cœur de pigeon, reverchon et cerisier hâtif dont la récolte se faisait à des périodes différentes et nous était disputée par les oiseaux. Deux pêchers étaient placés à gauche et à droite du jardin, l’un donnant des grosses mignonnes à chair blanche, le second une autre variété à chair blanche. Ensuite un prunier rouge et quatre poiriers – des Williams, des Beurré Hardy, des Doyenné du comice et des Conférence. Encore onze pommiers dont il ne reste que six – Primerouge au fond du jardin, Golden Spur, Golden Delicious, Starkrimson, Reine des Reinettes, Granny Smith, Reinette grise, Reinette du Canada, Calville, Belle de Boskoop. Nous avions aussi planté un groseillier rouge à confiture, deux cassis pour la fabrication de vin de cassis, un abricotier qui ne donna point et fut remplacé par un pommier, un mirabellier qui venait de chez ma frangine, un noisetier, des quetsches dont la tempête 1999 a eu raison. Sur tout ça il ne reste aujourd’hui qu’onze arbres fruitiers.
Je m’étais formé au jardinage dix ans plus tôt chez ma frangine où nous avions planté des cerisiers, un pêcher, un mirabellier et des pommiers. C’est également chez elle que j’ai fait mes armes de bricoleur : réfection de plancher, pose de laine de verre, aménagement d’une chambre au grenier avec pose de cloisons en isorel qui devint la nôtre avant la construction de notre maison.
Le jardin ne se résumait pas au verger, mais était aussi le domaine des fleurs d’Alice ; quant au potager, Alice conseillait, j’exécutais. Elle a noté sur la deuxième de couverture de notre traité de jardinage :
« Tout ce qui pousse sur terre doit être planté à lune croissante. Tout ce qui pousse sous terre doit être planté à lune décroissante. »
« Semer du gros sel pour les échalotes. »
« Repiquer les poireaux à la Saint-Dominique. »
« Les pommes de terre quarantaine ne fleurissent pas avant quarante jours. »
« Contre le ver du poireau utiliser l’insecticide Gatimal ou le malathion. »
« Tailler les aubergines au-dessus du premier bouquet et laisser quatre à cinq branches. »
Pour les arbustes d’ornement :
« Tailler les althéas en mars les rameaux de l’année précédente. »
« Rabattre le deutzia le tiers des branches ayant fleuri. »
« Tailler le seringa après la floraison. »
« Rabattre le forsythia après chaque floraison et couper les sommets des cassis à fleur. »
Il est inscrit également que les thlaspis à fleur mauve ont été donnés par Irène Sorieul.
Le jardin était bordé le long du chemin qui deviendrait la rue Jean Jaurès par l’ancien mur de fortification, large d’au moins cinquante centimètres, dont il ne reste rien si ce n’est quelques fondations sur lesquelles se cassent les pioches.
Les Bonnomet étaient un couple du même genre que nous, sans enfant, et nous sommes beaucoup sortis ensemble pendant plus de dix ans, ils ont toujours été de bon secours.
Dans le salon une grande nature morte représente un bouquet d’anémones rouges et bleues et de marguerites. Acheté sur le boulevard Rochechouart près de la place de Clichy à des rabbins qui exposaient leurs œuvres, Alice qui aimait dessiner les fleurs l’a choisi. Il est signé Desplanide. Un sous-bois verdoyant signé Sourblet fut acheté à notre arrivée à Itteville – au même endroit place de Clichy. Une vue de la rue Montmartre côté rue Lepic, signé AR Noullin nous fut offerte par Louise pour garder un souvenir du quartier. Deux aquarelles de Lucette Tournefier Bardet, qui avait un joli coup de crayon, représentent l’église de Saint-Nicolas de Véroce ainsi que le col des Aravis et sa chapelle peints d’après photos. Enfin la salle-à-manger compte deux émaux de l’abbaye de la Chaise-Dieu figurant la salle des échos.
Aujourd’hui, 15 juin, nous avons mangé les premières fraises de l’année. Dans un grand sac M. Paul a apporté des cartes postales et documents attestant des voyages et des rencontres de l’amicale fertoise des anciens.
J’ai commencé ma vie associative au foyer d’Itteville présidé par Mme Claude Marchand. Ma sœur Louise Tournefier y faisait de l’animation. Grâce aux travaux d’aiguille des dames du foyer, elles vendaient leurs ouvrages et finançaient les voyages.
Nous sommes allés à Epernay et Reims pour de bonnes dégustations – tout un repas au champagne, il y avait de l’ambiance.
Une belle amicale à la Ferté-Alais présidée par M. Coffin – qui demeurait à la Butte – regroupait de nombreuses communes. Après ses quatre ans de présidence, c’est M. Fernand qui lui a succédé, ancien chef de musique d’un régiment de Paris. J’ai pris la suite de Fernand en 1992, à la date où l’amicale soufflait ses vingt bougies en présence du bureau et de l’épouse du fondateur M. Victor Vilair. La journée s’est soldée par une tombola et l’animation musicale de l’orchestre de M. Grimberg et ses trois musiciens. Nos voyages nous ont conduits à Amsterdam, Königsschloss Neuschwanstein en Autriche, Malte.
Après un gain de cinquante mille francs au tiercé, Alice m’a offert une croisière sur le Rhin au départ de Bâle. Elle ne jouait jamais, elle avait misé sur une course car une cliente l’avait incitée à parier avec elle. Strasbourg, Karlsruhe, Mayence, le rocher de Lorelei, Cologne, Rotterdam. C’était la première fois que je retournais en Allemagne, la ferveur patriotique n’était plus la même, casser de l’Allemand plus d’actualité. On a traversé des villes allemandes reconstruites…
Nous avons découvert la Sicile et l’Etna.
Nous avons arpenté la Catalogne et sa Costa Daurada de Tarragone à Cambrils – le port de pêche – en passant par Salou et ses grandes plages. Nous avions séjourné à Salou trois fois avec Alice depuis 1957, ayant découvert cette région par une cliente de ma nièce Emilienne, boulangère à la Mouffe. En y retournant nous avons déjà trouvé du changement.
Nous sommes aussi allé au moins trois fois en Autriche, la forteresse de Hohensalzburg, le Tyrol, Vienne, Salzbourg.
Avec l’amicale de Cerny on est parti dans le fjords de Norvège, en Irlande du Nord arpentant des paysages pauvres entourés d’eau.
A Londres j’ai découvert les pubs où les anglais buvaient une bière sur le bord du trottoir en discutant et mangeant un sandwich dans leur pause déjeuner.
Un autre peuple n’a pas nos habitudes alimentaires : les Hollandais qui déjeunent le matin vers neuf heures, c’est pour eux un vrai repas. A Madurodam vous pouvez visiter la « Hollande dans une coque de noix » tel Gulliver à Lilliput où sous vos pas s’étale une ville miniature. Au Keukenhof se trouve un grand jardin de fleurs – anémones, tulipes, muscaris, hyacinthes, narcisses, lys.
En Ecosse il y avait beaucoup d’élevages de chevaux.
Sur l’île volcanique de Lanzarote dans l’archipel des Canaries nous fûmes pris en photo Alice et moi à dos de chameau. Le chameau est bâti avec deux fauteuils en bois vert de part et d’autre de son flanc sur lesquels nous sommes assis.
Pour aller en Yougoslavie nous avions pris l’avion jusqu’à l’aéroport qui dessert Dubrovnik à Split. Pendant deux jours nous n’avions pas d’affectation et sommes restés sur place. Nous avons visité les îles, souvent on y pique-niquait. Les touristes allemands étaient sans-gêne. Un début d’incendie de forêt nous a bloqué un moment. Nous avons vu le fameux pont de Mostar qui plus tard fut détruit.
Puis Venise et les lacs d’Italie…
Une maxime d’Alice après les opérations chirurgicales disait :
T’as roté
T’as pété
T’es sauvé !
(Ça faisait rire M. Bonnomet.)
Mais dans les années 1990 la santé d’Alice a commencé à défaillir. Elle ne voulait pas me quitter, elle était perdue, elle commençait une maladie d’Alzheimer. Elle sentait ses forces diminuer.
En 2006 elle a fait une mauvaise chute et s’est cassé la jambe, elle n’a pas pu rester à la maison. Hospitalisée à Georges-Clémenceau, elle y restera deux ans jusqu’à son décès le 16 avril 2008. Elle fut enterrée au cimetière d’Itteville le 21 avril 2008.
La vie s’émailla de petits malheurs. Le plus pénible c’est de perdre la vue. Je pense souvent à mon petit-neveu qui est malvoyant, à tout ce qu’il a dû subir. Malgré cela il a voulu continuer et donner la vie. Parfois, tout de même, ne rien voir me démoralise. Je suis passionné de mécanique, je continue d’acheter des magazines qui m’intéressent, je m’équipe de mes lunettes et ma loupe, je repère un mot qui m’intéresse – les trois premières lettre puis les trois suivantes, je reconstitue ce mot, je reprends le début de la phrase et je m’aperçois que ça ne colle pas du tout. Alors je recommence, ça me passe le temps mais j’ai la tête farcie après ça… Jusqu’à récemment j’arrivais encore à jouer à la belote, maintenant il faut que je regarde attentivement la carte qui tombe sur la table.
Je suis encore pas mauvais à la belote, j’enregistre tout ce qui tombe et tout ce qui ne tombe pas. L’autre jour j’étais avec Odette, contre Louis et un autre partenaire. Celui-ci il veut gagner quoi qu’il arrive, c’est le vrai joueur, il ne se contrôle pas toujours : « Tricheur ! Tricheur ! » Mais moi je ne fais que suivre le jeu et je ne veux pas être victime de la triche des autres. « Oui ! Tu as vu que j’avais des piques et c’est pour ça que tu demandes du carreau ! Mais plus il vieillit plus il triche celui-là ! » Et il gueule ; et il gueule. Il pique sa colère, se lève, fait des tours de table puis se rassoit et on reprend. J’attends que ça se passe. La dernière fois on n’était pas beaucoup, une équipe et c’est tout. Mme Rosemond joue avec ses dominos, je ne vois pas assez clair pour l’accompagner. Avant les Richard venaient mais quand il fait beau ils courent les maisons d’hôtes – ils ont bien raison. Ça fait drôle parce que j’ai connu du monde du fait de mes engagements, beaucoup ont disparu. Ils auraient pu m’attendre !
Le jardin ça devient difficile, la terre est basse, de désherber une petite plate-bande me demande du courage. Et quand c’est fait, je ne ramasse pas, je laisse les herbes sur place pour quand j’aurai l’envie de les débarrasser, demain ou plus tard… L’autre jour j’ai ramassé des haricots beurres que je me suis cuisinés mais je ne sais pas s’il en reste sur les pieds ou non. Et encore je me fais gronder si je me fatigue. Ce n’est pas mon tempérament de rester à rien faire, il faut que je m’occupe la tête et les mains. L’autre jour était tombé le manche de ma binette, j’ai retrouvé un bout de bois, il y a un trou avec un clou pour tenir l’engin, il a fallu que je trouve le tout petit clou puis un moyen pour taper dessus. J’y suis arrivé, après m’être tapé vingt fois sur les doigts. Je ne sais pas comment j’ai vécu jusque-là. J’ai sans doute une certaine énergie mais il faut avouer qu’à certains moments je n’ai plus tellement envie, je manque, je n’ai plus assez d’allant pour terminer ce que j’ai commencé. Il y a toujours quelque chose pour me limiter, le cœur qui chatouille, les jambes qui font mal, je fais des exercices et parfois je prends de l’Efferalgan… J’ai encore mal au crâne du côté de ma chute et du côté de mon ancienne sinusite. Tout ne peut pas être parfait.
Le moment le plus dur fut tout de même la séparation avec Alice, à ce moment M. et Mme Bonnomet m’ont beaucoup aidé.
Je vois encore ma nièce Tournefier qui vit dans le Midi – qu’on considérait un peu comme notre fille avec Alice, elle doit avoir quatre-vingts ans. Elle me téléphone presque tous les jours. Ils viennent d’avoir une arrière-petite-fille qui sera par rapport à moi la cinquième génération. Je suis aussi en contact avec mes deux neveux, fils de ma sœur Georgette, l’un est en Bretagne, il était dans la papeterie, il a vécu dans le Centre puis en Alsace où il n’a pas été bien accepté par les locaux, il est maintenant retraité. Il s’était marié là-bas, près de Strasbourg, c’était la première fois que je goûtais de la confiture de rose. Il a une fille infirmière psychiatrique du côté de Rennes, ils ont acheté une ancienne ferme assez grande, une partie pour eux et une partie pour sa fille et son propre fils, musicien d’une trentaine d’années, professeur de guitare au conservatoire de Rennes, il essaie de monter un orchestre avec des copains et peut profiter d’une grange reconvertie en auditorium entre les deux parties de la ferme. Mon deuxième neveu, né en 1946, était mécanicien en aviation, il avait appris son métier à la Butte à Cerny. Il a fait des heures de mécanique pour pouvoir faire des heures de vol. Il a travaillé chez Dassault. Puis il est devenu aviateur, conduisant les ministres depuis Villacoublay, il est à la retraite maintenant. Il s’est marié avec une fille d’entrepreneur dans la peinture, on se sentait un peu les prolétaires face à cette famille. Pour leur liste de mariage ils ont demandé un service en argent, pour nous les pauvres travailleurs il restait le saladier à acheter, le moins cher, qu’on ne pouvait encore pas se permettre. Pour nous faire comprendre qu’on était de mauvaise foi ils ont fini par nous proposer un balai-brosse à acheter. Le jour du mariage la collation avait duré jusqu’à huit heures du soir, avec Alice nous travaillions le lendemain, au moment de dire au revoir personne ne nous a proposé de rester dîner, tout ça nous avait blessé. Ils eurent une fille et un garçon. Je ne vois plus que son frère, celui de Bretagne, par qui j’ai des nouvelles.
Il y a encore des Saintenac aux alentours de Paris. Des hôpitaux m’ont déjà appelé pour me dire qu’ils avaient dans leurs lits un ou une Saintenac dont ils cherchaient la famille.
Aujourd’hui moi aussi je sens mes forces défaillir. Je veux faire quelque chose mais j’ai du mal car je ne vois plus beaucoup. Il me faut beaucoup de patience ! Il y a des moments où c’est dur, je serais presque découragé. Mais je n’abandonne pas, je n’ai jamais rien abandonné, il y a toujours l’espoir de meilleurs moments !