Les Américains ont bombardé les gares de triage et les usines. J’étais dans le XVIIe arrondissement avec Alice lorsqu’ils ont bombardé la Porte de la Chapelle. Le lendemain pour me rendre au travail le quartier était bouché. J’ai appris le débarquement par la radio et par des connaissances. Des Parisiens que j’avais croisés bien tranquilles la veille s’étaient affublé d’un fusil en travers de l’épaule le lendemain, devenus de grands résistants. Il y avait deux jeunes résistants dans mon immeuble, ils se déplaçaient en traction avec le capot peinturluré. Dans le XVIIe, je connaissais un commissaire de police résistant, au même moment où les résistants étaient devenus maîtres de Paris, il nous avait emmenés dans un véhicule réquisitionné – une belle Delage, voir ma mère à Montereau. Son amie travaillait avec Alice à la boulangerie, on sortait régulièrement ensemble, on allait faire du tir à l’arc au bois de Boulogne. Il m’a proposé d’intégrer les forces de la Résistance parisienne, c’est le moment où j’aurais pu être flic ! Je n’ai pas accepté, en tout cas ça ne s’est pas fait, j’ai retrouvé du travail dans mon domaine et ça m’allait bien.



J’ai ensuite travaillé dans le Ve, rue de Seine, Maison Bonnet, une grande boucherie. Puis à côté de l’Odéon sur le boulevard Saint-Germain. Lorsque nous nous sommes mariés en 1946, je travaillais rue du Coteau pour la Maison Etienvre – un Normand, où je suis resté un an. Le patron apprenant que j’épousais une boulangère en fut contrarié et me demanda de chercher une autre place. J’ai un peu vivoté pendant un mois, avant de rencontrer celui qui deviendrait mon patron définitif.
C’est là que je suis rentré à la Maison Corvaisier, boulevard Ney à Porte de la Chapelle. Un de mes copains Charles quittait cette place et m’en a parlé. Nous étions quatre dans cette boucherie – le patron, la patronne, un commis et moi.
Il y avait encore les tickets, les gens touchaient quatre-vingt grammes de viande par semaine. C’était la débrouille. Il n’y avait pas beaucoup de viande à Paris, on allait la chercher en Province. Quand c’était comme ça, il me disait « Paul, prévenez chez vous que vous ne rentrez pas ce soir. » Et on partait faire deux cents cinquante kilomètres en camion. Je faisais mes courses à vélo, ça me faisait du bien, ça me détendait. On garait notre camion porte de la Villette, dans un grand garage, puis je rentrais chez moi, de porte de la Villette à la Chapelle à vélo. Le soir je livrais encore deux ou trois fois par semaine de la viande accrochée à mon guidon chez des bistrotiers qui nourrissaient les charbonniers des gares de l’Est et du Nord. Le patron trouvait que je me fatiguais, il m’a acheté une mobylette.
Réflexion d’un petit commis. « Alors Jeannot, ça va ? » Roulement de mécanique « Faut bien que ça va ! » C’était un petit Normand venant de la campagne près de Deauville, qui y repartait l’été faire la saison chez un boucher. Il était courageux. |
J’ai fait toute ma carrière chez ce patron : Corvaisier. Il avait un an de moins que moi, on s’est bien entendu. Il a vendu la boucherie boulevard Ney pour s’installer dans le XIIIe rue de la Glacière où je l’ai suivi. C’était un vieux quartier, il n’y avait pas le tout-à-l’égout, la flotte coulait dans les ruisseaux. J’ai appris à conduire le camion pour chercher la viande à la Villette. Nous avons fait prospérer l’entreprise si bien que le patron a pu racheter deux boucheries – une moyenne et une petite – dans le quartier. Nous avons travaillé pour Buitoni, fournissant la viande pour les raviolis. M. Buitoni avait un bel appartement bordant le jardin du Luxembourg, il était déjà bien assis, je suis allé deux fois chez lui pour livrer un petit gigot. L’usine Buitoni se trouvait à Saint-Maur. Pour tous les essais de ravioli on a livré une cinquantaine de kilos de viande. La responsable cuisine de l’usine s’appelait Marie, une vraie mama, c’est avec elle que nous avons fait les premiers essais avec du collier de bœuf. La plus petite des trois boucheries ne travaillait alors que pour Buitoni, ils recevaient le bœuf, désossaient et coupaient. On livrait deux fois par semaine de grands chariots d’aluminium d’un mètre cinquante sur quatre-vingt et hauts d’un mètre. Buitoni a délocalisé dans le sud, près de Montélimar, mais continuait de s’approvisionner chez nous, tous les jours partait de la boutique un camion rempli de viande. Après l’aventure ravioli, ce fut le couscous. La viande préparée était congelée puis coupée à la scie électrique, deux grandes scies à ruban sur lesquelles s’afféraient quatre bouchers.
Le quartier de la Glacière était voué à la réhabilitation. Mon patron, qui avait senti le coup, fit prospérer au maximum ses trois boucheries et perçut des indemnités d’expropriation confortables, pour finalement racheter une affaire au 3 de la rue Jeanne-d’Arc. Tout le sous-sol, dix-huit voire vingt mètres étaient consacrés aux frigos pour toute la viande qu’il fallait stocker. Il pensait faire le même type de plus-value avec cette boutique.



Corvaisier avait une stratégie de minimisation des prix pour gagner des marchés, je lui avais dit « René, si on continue comme ça, on va se casser la gueule ! », il faut dire que je recevais la viande et les factures. Voyant les prix qu’on faisait par rapport au boulot abattu…
C’est moi, avec le peu d’instruction que j’avais, qui allais chez le percepteur ou à la chambre de commerce. On me donnait des responsabilités que je devais assumer… Dans les années 1955, un 1er avril, j’étais chargé de porter la recette de la semaine à peu près cinquante mille francs à la banque. Un 1er avril, j’ai perdu cinquante mille francs. Avant de partir pour la banque je déposais le fils du patron chez sa grand-mère. J’avais glissé l’argent dans la poche intérieure de mon tablier. Arrivé chez la grand-mère je dus soulever l’enfant pour le faire passer par-dessus une barrière, j’imagine que l’enveloppe est tombée à ce moment-là, je ne l’ai jamais retrouvée. J’ai été au commissariat faire mon dépôt, ils m’ont dit « Vous pouvez faire une croix dessus. » J’ai récupéré tout ce qu’il y avait sur nos livrets de caisse d’épargne, le mien et celui d’Alice, j’ai emprunté un peu d’argent à mon beau-frère, ça ne faisait pas encore assez. Un épicier bon copain – Roger – m’a prêté les derniers mille francs. J’ai porté les cinquante mille francs à la banque, je suis rentré avec la viande. J’ai tout expliqué au patron. J’avais plus un rond. Au début, mon patron y croit plus ou moins. Pensez, un 1er avril… Puis il a entendu qu’une famille de la Porte d’Aubervilliers avait fait la fiesta – sans doute avec l’arguent perdu ! Avec Alice nous avons dû économiser plusieurs mois pour récupérer cet argent. Mais plaie d’argent n’est pas mortelle !
Lors de la réhabilitation du quartier de la Glacière nous avons monté une société, où j’avais des parts dans l’affaire avec la mère du patron ainsi que le patron. On a conservé cette affaire jusque dans les années 1965, soit une dizaine d’années. La boucherie a été mise en gérance et vendue et j’ai récupéré mon investissement. Puis j’ai terminé ma carrière rue Jeanne-d’Arc.
C’est pendant cette période en 1959 que j’ai fait un infarctus, restant six mois en convalescence, dont trois sans quitter mon étage. J’étais au travail un après-midi quand je me suis rendu compte que ça n’allait pas. J’ai dit à la caissière « Je ne me sens pas bien, je rentre chez moi. » Le médecin que j’ai vu boulevard Barbès m’a disputé ! Alice avait proposé peu avant qu’on fasse un voyage en Savoie pendant l’hiver – je ne connaissais sa région que d’été, le toubib a dit « pas question ! ». Huit jours plus tard il a fini par accepter, en conditionnant à ce que je voyage couché puis reste quinze jours sans bouger au même endroit. Nous sommes allés chez un des cousins d’Alice de Saint-Gervais-les-Bains, qui était bien logé grâce à son travail au syndicat d’initiative. Je suis resté bon élève quinze jours dans l’appartement, regardant ma femme partir faire de la luge, il y avait un championnat de ski cette année-là…
En 1976 je me suis fait opérer de la vésicule biliaire dans une clinique du XIe arrondissement pas loin de l’endroit où je suis né, par un couple qui s’entendait très bien – monsieur coupait, madame recousait. Paraît qu’il était temps, ma vésicule menaçant d’éclater. J’ai plus tard été opéré de la prostate dans une clinique de Corbeil.
Je prenais mes vacances fin juin, mon patron me prêtait sa voiture, parfois sa maison à l’île d’Oléron. Il m’avait d’abord prêté une petite Renault. Une autre fois il me confia sa 203 camionnette flambant neuve pour la roder, me laissant l’appartement de sa mère à Six-Fours pendant trois semaines. J’avais chaud là-dedans, c’était la première fois que je voyais une voiture avec chauffage, je m’étais promené tout l’été avec le chauffage en marche.
De mai 1968 je ne me rappelle pas grand-chose. Les jeunes se sont défoulés, ont coupé quelques arbres, dépavé l’avenue Junot ou Soufflot et un peu du boulevard Saint-Michel. Il y avait un slogan « Suivez le bœuf ! » relayé par les bouchers suite au scandale du veau aux hormones. Les Américains avaient écoulé de la viande surgelée provenant des surplus de la guerre, quelques bateaux se sont déversés sur le marché français.
Le patron avait deux enfants, une fille et un gars. Lorsque je suis rentré la petite était dans les langes et le garçon à quatre pattes. Ils sont depuis morts tous les deux. Le patron aussi, il a eu un cancer. Un jour il me dit « Paul, vous allez m’emmener passer une radio. » Au retour c’était « M. Paul je suis foutu, j’ai un cancer. » Et il a arrêté de travailler.
De temps en temps il appelait à la boutique et me disait « Je m’ennuie, venez me voir. » Alors j’allais chez lui boulevard Auguste-Blanqui, on jouait aux dames ou aux échecs. A sa mort son fils a repris la boucherie et je l’épaulai jusqu’à mes soixante ans passés. Ça n’était pas évident car il picolait pas mal et était franchement cavaleur, il écoutait parfois mes conseils mais pas toujours. Il a finalement monté une affaire en Russie… A l’époque l’âge de la retraite était à soixante-cinq ans. J’ai arrêté de travailler en 1976 à soixante ans pour motif de crise économique – nous ne livrions plus Buitoni. Corvaisier avait toujours dit qu’il me ferait partir à soixante.



Années 1950 (1957 ? 1958 ?)
Le prénom de la fille Corvaisier est il Nicole?